Marc-Aurèle
qu’un jour les lois changeraient, qu’elles admettraient que des citoyens romains croient en Christos sans être traqués, condamnés, suppliciés ? Que la persécution cesserait ?
J’ai évoqué cette perspective avec Hyacinthe qui était le conseiller, l’affranchi de Marcia, cette femme devenue la concubine de Commode et qui avait vécu dans l’entourage de Marc Aurèle. Hyacinthe, comme elle, était chrétien. Ils voulaient l’un et l’autre tuer Commode et m’entraîner dans leur complot.
Puis, à Capoue, j’ai posé ces mêmes questions à Eclectos.
« Le moment viendra, m’a-t-il répondu. Tu marches vers nous, Priscus, et un jour l’empereur sera chrétien. Mais, même s’il ne l’est pas, il nous reconnaîtra comme des citoyens qui ne demandons que l’application du droit commun. Nous ne voulons pas être punis pour le nom que nous portons, la foi qui est la nôtre. Nous ne menaçons personne. Nous ne pouvons souffrir la vue d’un homme que l’on fait mourir, même justement. Nous avons renoncé aux spectacles de gladiateurs et de bêtes, et tu sais bien, Priscus, que Marc Aurèle lui-même éprouvait du dégoût pour ces jeux sanglants. Nous, nous pensons qu’il n’y a guère de différence entre regarder un meurtre et le commettre ! Qu’on ne nous juge pas pour cela, mais pour les délits que nous commettons. Quand un philosophe devient criminel, on le juge pour son crime et on n’en rend pas la philosophie responsable ! Si des chrétiens sont coupables de crimes, il faut n’épargner ni le sexe ni l’âge, mais les exterminer avec femmes et enfants ! Si ce sont des inventions sans autre fondement que l’opposition naturelle du vice et de la vertu, il revient aux magistrats d’examiner notre vie, notre doctrine, et… »
Eclectos s’était interrompu et avait levé la main, l’index dressé :
« Écoute bien, Julius Priscus : les magistrats doivent prendre en compte notre soumission dévouée à l’empereur et à l’Empire. »
Il m’avait saisi le bras, l’avait étreint : « Écoute bien, Julius Priscus !, avait-il répété. C’était sous le règne de Néron, l’Antéchrist, la Bête, et pourtant Paul de Tarse, l’un de nous, qui avait connu Christos, a déclaré alors : "Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu. Les puissances qui existent sont ordonnées par Dieu en sorte que celui qui fait de l’opposition aux puissances résiste à l’ordre établi par Dieu." »
Les doigts maigres d’Eclectos s’étaient enfoncés dans ma chair.
« Priscus, nous sommes dignes d’être les meilleurs citoyens de Rome. Le jour viendra de l’union des chrétiens et de Rome. Alors l’Empire sera vraiment celui du genre humain. »
51
Je ne sais dans combien de temps l’Empire qui régnera sur le genre humain sera chrétien.
Mais je crois en la prophétie d’Eclectos.
Je vais chaque jour jusqu’à lui. Il n’est plus de ce monde, mais il est couché sous cette dalle de pierre grise, au centre de la clairière aux sept cyprès.
Je m’adosse au tronc de l’un des arbres. Je ferme les yeux, laisse la pluie d’automne glisser sur moi, ou bien le soleil immobile d’août me brûler la peau.
J’aime l’odeur de la terre gorgée d’eau, l’âcre parfum des herbes sèches. Ma tête est pleine de rumeurs, de mots, de souvenirs.
Lorsque je doute qu’un jour Christos deviendra l’un des dieux de Rome, voire, peut-être, le Dieu unique de l’Empire, je ne me répète pas les propos d’Eclectos, mais ceux de Marc Aurèle.
Il souriait avec une commisération pleine de tendresse quand un événement me surprenait :
« Qu’il est ridicule et étrange de te voir t’étonner de ce qui arrive dans la vie ! »
Si je protestais, essayant de lui remontrer que ce qui survenait était imprévisible, il haussait la voix, s’impatientait comme lorsque le maître s’adresse à un élève borné :
« Quoi qu’il t’arrive, cela t’était proposé de toute éternité, Priscus. C’est dans l’entrelacement des causes que, de toute éternité, ont été placés ton existence et ce qui t’advient. » Alors, pourquoi pas un jour un Empire chrétien ?
Mais Marc Aurèle m’avait aussi mis en garde contre l’illusion ou l’espoir de croire que ce qui va naître est nouveau, que cet Empire chrétien, s’il surgissait, permettrait aux hommes de vivre dans le
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