Mon frère le vent
manger toute ta pêche. Moi, je dois partager avec mon mari et mes enfants, et même avec les enfants de mes sœurs épouses. Si tu savais faire correctement un certain nombre de choses, tu mangerais suffisamment et serais potelée. Alors tu trouverais un mari sans mal.
Nombreux Bébés lâcha la ligne de Kukutux dans l'eau. Elle regarda Kukutux dérouler la ligne et dit :
— Oui, au cours de ces deux années nous avons tous porté le deuil. Les esprits m'ont bénie. Je n'ai perdu personne à part une sœur épouse, mais quand on vit comme le souhaitent les esprits — en respectant toute chose — on en tire profit.
Kukutux inspira profondément puis soupira. Combien de nuits avait-elle passées éveillée dans ses robes de nuit à tenter de se rappeler une impolitesse de sa part, un manque de respect, qui aurait pu maudire ceux qu'elle aimait. Combien de fois elle s'était demandé pourquoi, elle avait perdu tout le monde — mari, enfant, parents, frère, sœur — tout le monde sauf la femme de son frère, une égoïste.
— Tu es sûre de n'avoir jamais mangé de viande de macareux ? demanda Nombreux Bébés. C'est tabou pour les femmes en âge de porter des enfants.
— Oui, certaine, répondit Kukutux.
Chaque fois qu'elle était en compagnie de Nombreux Bébés, celle-ci la questionnait, comme si, en prenant Kukutux en faute, elle pourrait ramener le village à sa splendeur d'autrefois.
— Tu n'as pas marché au-dessus des armes de ton mari ? Tu n'as pas touché sa nourriture pendant tes temps de sang ?
— Non, fit Kukutux à voix douce.
La ligne s'ébranla avec force. La jeune femme attendit et sentit le poids gratifiant d'un poisson.
— Tu es sûre de ne pas avoir...
— J'ai un poisson.
— Un autre ?
Kukutux s'autorisa un sourire devant le front plissé de Nombreux Bébés.
— Un autre. Un gros.
Elle lutta avec sa prise, donnant du mou, puis sortant de nouveau la ligne quand le poisson fila vers le rivage puis vers la mer. C'était un flétan. Elle en était sûre mais elle avait peur de prononcer les mots tout haut, un esprit pourrait la trouver trop orgueilleuse et transformer le poisson en quelque chose de plus petit. Elle s'assit donc comme si elle luttait contre un menhaden ou une morue et laissa le poisson se fatiguer.
Kukutux commençait à avoir mal aux bras ; elle remua les épaules. Son souffle se fit court et irrégulier. Sa part du pêcheur — si le flétan était aussi gros qu'elle le supposait — lui donnerait de la viande pour plusieurs jours. Kukutux s'obligea à respirer profondément mais, dans sa poitrine, l'espoir prenait tant de place qu'il n'en restait guère pour l'air.
Je veux trop ce poisson, songea-t-elle. Mais qu'y avait-il de meilleur que d'épaisses tranches de flétan, bouillies dans de la livèche et trempées dans l'huile. Es-tu folle ? se tança-t-elle. Quel meilleur moyen de perdre un poisson que de le voir dans le sac à bouillir avant qu'il ne soit dans ton ik ?
Nombreux Bébés enroula sa ligne et la posa à côté d'elle. Du coin de l'œil, Kukutux la voyait se tordre les mains et remuer comme si elle se battait contre un esprit de poisson au bout d'une ligne faite de vent. Soudain, Nombreux Bébés serra les mains de Kukutux.
— Un flétan. C'est sûrement un flétan.
Les muscles douloureux, Kukutux se contenta d'un hochement de la tête. Pourquoi s'affaiblir avec des mots ?
— Laisse-moi l'attraper, dit Nombreux Bébés, je suis plus forte que toi.
— Non. Non, répéta-t-elle avec difficulté.
— Penche-toi en avant. Recule, maintenant, dit-elle après avoir observé la jeune femme.
Kukutux n'écoutait pas. Elle savait qu'elle ne devait penser qu'au poisson et à sa ligne qui transmettait les mouvements du poisson à ses mains.
— Tu n'étais qu'un bébé que j'attrapais déjà du flétan. Tu salissais encore ton lit que j'attrapais déjà du flétan.
— Le poisson se fatigue, répondit Kukutux. Rapproche-nous du rivage. Peut-être pouvons-nous le tirer jusqu'à la plage.
Nombreux Bébés renifla de colère mais s'empara de sa pagaie et dit, désignant de la tête la ligne de Kukutux :
— Préviens-moi quand il filera à nouveau vers le rivage.
Nombreux Bébés maintint sa pagaie juste au-dessus de l'eau jusqu'à ce que Kukutux s'écrie :
— Maintenant !
Nombreux Bébés plongea aussitôt la pagaie dans l'eau, faisant avancer l'ik prestement en direction du rivage.
Kukutux déroula la ligne aussi vite
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