Napoléon
trône ?
— Je crois que oui, si l’on ne craignait pas de voir revenir avec vous la conscription et tous les fléaux.
— Je sais, reconnaît l’Empereur, qu’il a été fait bien des sottises. Mais je viens tout réparer. Mon peuple sera heureux.
Les habitants crient : « Vive l’Empereur ! » , tandis que la colonne – il est alors deux heures de l’après-midi – poursuit son chemin vers Grenoble. Les Elbois sont maintenant précédés par un drapeau tricolore improvisé avec quelques morceaux d’étoffe et surmonté d’un aigle provenant « de quelque flèche de lit ou de quelque tringle de fenêtre »...
Grâce à sa marche précipitée, Napoléon est parvenu à distancer les troupes que Masséna a lancées à la poursuite de son ancien chef. Dès qu’il a reçu la nouvelle du débarquement du roi de l’île d’Elbe, le maréchal a expédié un courrier vers Lyon où s’arrête encore le télégraphe. Aussi est-ce seulement ce 5 mars, à l’heure même où Napoléon déjeune au Bras d’Or de Sisteron, que Chappe remet, à Paris, au baron de Vitrolles, secrétaire d’État, la dépêche arrivée de Lyon. Selon l’usage, Chappe doit ignorer ce que contiennent les dépêches destinées au roi. Cependant, l’agitation du directeur du télégraphe est telle que l’on doit supposer qu’il connaît cette fois le contenu du message. Le baron part aussitôt pour les Tuileries et tend la dépêche au roi. Les doigts goutteux de Louis XVIII ont du mal à ouvrir l’enveloppe. Il la déchire maladroitement et déplie la feuille. Longuement, il garde les yeux attachés sur le papier ; puis il jette le feuillet sur la table et demande avec calme :
— Vous ne savez pas ce que c’est ?
— Non, Sire, je l’ignore.
D’une voix « qui ne décèle aucune altération », Louis XVIII déclare :
— C’est Bonaparte qui a débarqué sur les côtes de Provence.
Puis, d’un ton détaché, il congédie Vitrolles :
— Il faut porter cette dépêche au ministre de la Guerre, il verra ce qu’il aura à faire.
Le ministre de la Guerre est alors le maréchal Soult, duc de Dalmatie par la grâce de Napoléon. En 1814, il a été le dernier maréchal à combattre l’ennemi. Pour faire oublier cette page de gloire, l’ancien soldat de Hoche qui, en juillet 1793, avait décidé d’opposer « un rempart impénétrable » contre « l’insurrection des émigrés », a été l’instigateur, en novembre 1814, d’un monument expiatoire à Quiberon ! Tant de flagornerie lui a valu, le 3 décembre, le portefeuille de la Guerre et, en cette qualité, on a pu le voir, le 21 janvier 1815, suivre pieusement la procession conduisant à Saint-Denis les restes de Louis XVI... Aujourd’hui, celui qui, à Austerlitz, avait « mené la bataille » va devoir combattre l’homme à qui il doit tout. Comment réagira le ministre-maréchal en apprenant la nouvelle ?
Vitrolles s’est jeté dans sa voiture et roule vers la rue Saint-Dominique aussi vite que le lui permet la foule des promeneurs dominicaux. Soudain, il aperçoit Soult, qui longe le parapet du pont Royal. Le maréchal est à pied, suivi d’un de ses gens portant son portefeuille. Vitrolles fait arrêter sa voiture, Soult s’approche. Le secrétaire d’État éloigne les valets de pied, « et, là, nous dit-il, au milieu du monde qui passe autour de nous, de ma place dans la voiture, je tiens la dépêche ouverte devant les yeux du maréchal, resté debout auprès de la portière ».
Le visage de Soult marque simplement de la surprise et de l’incrédulité. Cependant, une heure plus tard, il envoie une dépêche à Lyon afin d’y faire venir quelques batteries de la garnison de Grenoble, que Napoléon allait occuper quarante-huit heures plus tard... et où il sera tout aise de n’avoir pas à essuyer le feu des canons déplacés par le ministre.
Abattre un arbre, faire sauter un pont, couper une route, ne viennent pas à l’esprit de Soult. Il ne fait rien pour retarder d’au moins quelques heures la marche d’un homme « à qui les populations ne s’opposent pas, mais qu’elles ne suivent pas non plus ». Le maréchal veut-il favoriser les visées de son ancien maître ? Pas le moins du monde ! Il traite Buonaparte plus bas que terre et, avec sincérité, ne parle que de le pourfendre ! Pour lui, comme pour le Moniteur, ce débarquement est « un acte de démence dont quelques gardes champêtres
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