Par le sang versé
tradition est respectée ; gradés et légionnaires se présentent.
« À part le décor on se croirait au Quartier Vienot de Bel-Abbès. »
Phu-Tong-Hoa était resté légionnaire. Fidèlement.
34.
À B AN -C AO , le train-train reprend. Chaque sortie du poste est maintenant devenue une entreprise d’une audace insensée. Les légionnaires ne quittent plus leurs bastions que sur des renseignements irréfutables. Mattei attend une permission qui doit lui permettre de regagner la métropole. Il espère que son ordre arrivera à temps pour qu’il n’ait pas à assister à l’évacuation et à la destruction de son nid d’aigle. Il sait que c’est imminent et inévitable : à plus ou moins brève échéance, tous les postes Légion sur la R. C. 3 sont condamnés.
Depuis deux ans déjà, la 4 e compagnie a pour sergent-major un homme en tous points exceptionnel. Engagé à la Légion, en 1945, sous le nom de Burgens, Mattei n’ignore pas son identité réelle : Hervé de Broca, né le 17 juillet 1894, à Tavernay (Saône-et-Loire). Il est âgé de cinquante-quatre ans. C’est le doyen de la 4 e compagnie. Hervé de Broca, ancien élève de l’École normale supérieure, était avant la guerre mondiale attaché au cabinet d’Édouard Herriot. Sous l’occupation, c’est à Vichy qu’on le retrouve comme sous-secrétaire d’État et ami personnel du maréchal Pétain. À la Libération, condamné à mort par contumace, il parvient à fuir et à s’engager dans la Légion étrangère. Mattei le respecte pour deux raisons principales : d’abord, malgré son âge, de Broca a toujours participé courageusement aux combats de la compagnie ; ensuite, comme sergent-major chargé de la comptabilité (souvent complexe) et de la correspondance (non moins délicate) du capitaine, il fait merveille. Sa diplomatie, son érudition, son sens politique lui ont permis, à diverses reprises, de « noyer le poisson » avec subtilité et élégance dans des rapports amphibologiques.
Dans le courant du mois d’août, Burgens s’est assis dans le bureau du capitaine, qui vient, une fois de plus, de lui faire part d’un tracas administratif.
« Burgens, Lang-Son me talonne à propos de ce village auquel j’ai fait foutre le feu ! il paraît qu’il y a des plaintes. Ils veulent des détails en haut lieu… » Burgens sourit. Seul un léger embonpoint trahit sa cinquantaine.
« C’est pour ça que vous vous inquiétez, mon capitaine ? Rassurez-vous, je vais rechercher dans le Code militaire ; il existe des multitudes de lois auxquelles on peut faire dire ce que l’on veut ; il suffit de savoir les interpréter. »
Burgens consacre une semaine à l’élaboration d’un compte rendu d’une étonnante ambiguïté. Puis, par goût du canular, l’ancien normalien s’amuse à le réécrire en latin. Il met un point d’honneur à ne pas commettre la moindre faute, la moindre maladresse de syntaxe, et lorsqu’il se présente devant le capitaine, il lui soumet les deux textes, l’original et sa traduction latine. Il y en a une quarantaine de pages.
« Au début, mon capitaine, explique-t-il, j’ai commencé à traduire par jeu, et puis l’idée de poursuivre m’a séduit, je suis assez fier du résultat. Ce texte peut-être soumis à d’éminents latinistes sans qu’ils puissent y relever la plus petite faute. »
Mattei est enchanté. Il approuve la version française et se prenant au jeu, décide d’envoyer à Lang-Son le rapport en latin.
L’effet de surprise qu’il escomptait dépasse de loin son pronostic. Le rapport fait le tour des officiers généraux qui, pour la plupart, l’annotent. Il est soumis au gouverneur général Bollaert et finit par arriver à Paris où il se trouve encore conservé dans les
Archives de l’Armée, telle une pièce de musée. Le but initial de l’opération est dépassé de très loin : personne ne se soucie plus de savoir pourquoi et comment un village tonkinois a péri sous les flammes.
Depuis la mort d’Ickewitz, Fernandez a obtenu une faveur du capitaine, ses fonctions ont changé. D’ordonnance, il est passé garde du corps.
Le capitaine Mattei en profite aussitôt pour se laisser aller à son penchant naturel qui consiste à ignorer toute recherche dans sa tenue, au point de ressembler davantage à un vagabond qu’à un officier de l’armée française. La visière de son fameux « képi-fétiche » est devenue tellement
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