Sachso
voisins : “Comment se fait-il qu’ils laissent dormir des détenus ? Est-ce qu’il y a quelque chose de changé ?” Nous avons bientôt l’explication en étant témoins de l’exécution d’un compagnon qui traîne le pas dans notre colonne et se laisse distancer. Les S. S. font mettre le pauvre homme à genoux, lui rabattent le Mütze sur les yeux et… un coup de pistolet dans la nuque ! L’homme foudroyé tombe genoux recroquevillés, comme s’il dormait. » Antoine Gibala, du kommando Speer, sent ses forces l’abandonner : « Alors, on me met au milieu de la colonne et, soutenu par deux camarades, je peux faire quelques kilomètres. À leur tour, ils n’en peuvent plus et je les prie de me laisser à mon sort.
« La colonne avance toujours. Un homme âgé, qui a l’air de se porter encore bien, me soulève. C’est un Polonais de Varsovie. Il me gronde et me dit : “Appuie-toi sur moi et aie le courage de marcher. Je vais te donner quelque chose à manger.” Il sort de sa poche une poignée de grains de blé et me dit : “Mange, cela te fera du bien.” Je suis stupéfait de rencontrer chez quelqu’un tant de générosité à ce moment-là. Il voit mon trouble et me dit : “Ne t’en fais pas, j’en ai encore assez pour moi. Presque toute la nuit, j’ai épluché des épis dans la grange où nous étions et j’ai fait une bonne réserve.” Je mastique les grains un par un, mais comme je m’affaiblis de plus en plus, je me retrouve à la queue de la colonne.
« Nous sommes plusieurs à ne plus pouvoir marcher. Derrière nous, il y a un S. S. avec un gros chien noir tenu en laisse. Tout d’un coup, selon son habitude, le S. S. nous bouscule et crie : “ Schnell ! Los ! Los !” « Un de mes camarades, n’en pouvant plus, s’accroche à un arbre au bord de la route. Le S. S. le bouscule, le menace de son revolver. Le prisonnier, à bout d’épuisement, crie d’une voix affaiblie ; “Vive la France !” C’est un jeune comme moi. Le S. S. l’arrache de l’arbre et le pousse au milieu de la route. Deux coups de feu claquent. Le corps tombe à terre, la tête fracassée. La cervelle et le sang se répandent sur la chaussée. C’est le chien noir du S. S. qui lape la flaque sanglante.
« Devant cette abominable scène de barbarie, je me sens des ailes. Mes jambes, mon cœur, mon sang, tout se met en branle. J’oublie ma fatigue. Je ne traîne plus. J’arrive en tête de la colonne… »
Alex Le Bihan, dans son groupe de Heinkel, ne peut s’empêcher de jeter un regard sur tous les morts qui jalonnent le chemin de l’exode : « Ils sont dans le fossé, une balle dans la nuque, toujours couchés sur le ventre, sans aucun numéro apparent. Une fois cependant je vois près d’un pont, au bord d’un ruisseau, un Polonais couché sur le dos, la cervelle dégoulinant sur l’herbe. Celui-là, le S. S. n’a pas daigné descendre le retourner. C’est un “105 000”…
« Notre colonne a aussi son tueur. Il est petit. Il arbore un ruban rouge sur sa vareuse. C’est vraiment un sadique. Lorsqu’il repère un homme épuisé, il le fait asseoir sur le bord du fossé en lui disant : “ Du bist müde” (Tu es fatigué) et, la colonne une fois passée, il l’exécute. »
Manger pour pouvoir marcher, marcher pour pouvoir éviter la mort, éviter la mort pour connaître enfin la libération. Chacun ressasse les mêmes idées. La lutte pour la vie atteint ici son degré suprême, met à nu les sentiments, les bons et les mauvais, révèle tous les instincts… De cela aussi Alex Le Bihan est témoin :
« Les détenus de la Schreibstube de Heinkel traînaient un caisson vert qui nous intriguait. Un jour, lors d’une pause dans un bois, je vois le Schreiber ouvrir enfin ce coffre et en extraire un pain qu’il lance en l’air. Son geste passe inaperçu, car je réussis à saisir ce pain au vol sans attirer l’attention et à me coucher dessus comme on enterre un ballon de rugby. Ce pain d’ailleurs est un peu ovale et n’a rien de commun avec le pain que nous mangions au camp. Le Schreiber en prend d’autres et les lance aussi. Mais cette fois, c’est la bagarre générale. Tous les détenus se battent pour ces pains, d’ailleurs moisis. J’ai beau crier à mes camarades de mordre dans le pain aussitôt ou d’en arracher un morceau au passage, personne ne m’entend. Enfin, la bagarre cesse, avec quelques blessés et quelques épuisés de
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