Sachso
soir le spectacle dérisoire de son souk de pacotille. Il se trouve toujours au grand camp comme dans chaque kommando quelque sombre recoin de block qui se transforme clandestinement, furtivement en une Cour des Miracles où grouillent des êtres décharnés dont quelques-uns ont les mains pleines et beaucoup plus les mains vides. Ces derniers sont là, attirés par la seule idée du négoce et des richesses entrevues, car ils n’ont guère la possibilité d’offrir ou d’acquérir.
Le troc s’opère aussi aux Aborte, les cabinets. Dans ces « Bourses des valeurs », la cigarette est l’étalon-or. C’est là que se pratique le dramatique échange du pain, symbole de vie, contre l’affreux tabac makorka. Combien de compagnons, par faiblesse ou aveuglement, précipitent leur propre mort en se privant d’une tartine afin d’aspirer quelques âcres bouffées.
Entrer en possession d’un mégot conduit fréquemment au vol et à la violence. En février 1945, Guy Chataigné voyage matin et soir en wagon verrouillé avec les détenus de son kommando entre Heinkel et Klinker : « Près de moi, il y a Louis Sirot. De l’autre côté, le feu d’une cigarette de makorka troue l’obscurité à chaque bouffée, puis se réduit à une grise incandescence et luit à nouveau… Subitement, la lueur rose décrit un rapide demi-cercle, s’enfuit en deux relais vers un coin du wagon et disparait. Quelques instants plus tard, le convoi s’immobilise et le faible rayon d’un lampadaire s’insinue entre deux planches de la porte. Il éclaire à ma gauche la bouche ensanglantée d’un visage hâve et anguleux aux yeux emplis d’une indicible détresse… L’homme, un Russe, indifférent à ses lèvres que la cigarette arrachée lui a emportées, est tout à la perte de son dernier boumachkou (mégot). »
Les vols sont une des gangrènes du camp, mal qui n’est parfois qu’une forme de lutte désespérée pour la vie. Avec une partie de sa part de colis, Marcel Couradeau s’est « organisé » une bonne paire de souliers en simili-cuir avec de vrais lacets : « Je tiens à mes souliers comme à la prunelle de mes yeux. Ils ne me quittent jamais, même pour dormir. Le soir venu je noue soigneusement les extrémités des lacets et je suspends autour de mon cou les précieuses godasses qui reposent entre poitrine et chemise comme une médaille.
« À mes côtés un Russe, dénué de tout, affamé, puisqu’ils ne peuvent ni écrire ni recevoir de colis, lorgne depuis longtemps mes belles chaussures. Les “barboter” pour les échanger, quelle aubaine ! C’est pour lui la certitude de manger à sa faim pendant deux jours. Oh, je me méfie et le surveille mais il a la patience de l’araignée. Des heures durant il m’épie ; son bras, sa main s’avancent machinalement : je les repousse. Il remet sa tentative à plus tard, au lendemain quelquefois, jamais las, jamais découragé. Je me demande si, comme les chats, il n’y voit pas dans l’obscurité. Une nuit, le lacet que je tiens se tend ; un frôlement m’éveille. Mon Russe a presque réussi. Les lacets dénoués, une chaussure est déjà partie, mais la manœuvre est découverte. Adieu, festins entrevus ! Beau joueur, l’homme me rend la chaussure dérobée. Je me sens incapable de m’emporter : son habileté et sa patience m’ont désarmé. Et puis… et puis…
« Et puis, un soir, c’est moi qui rentrant du travail décide de me laver. Je passe d’abord au dortoir, jette un coup d’œil attentif à droite, à gauche. Il n’y a personne ; je glisse ma capote sous ma paillasse et file aux lavabos. Je reviens cinq minutes après, plus de capote ! Envolée ! À l’autre extrémité du camp, l’écusson de mon numéro arraché, elle a sans doute déjà changé deux ou trois fois de main et mon voleur, dans un coin, pour prix de son larcin, déguste une soupe ou se délecte d’une cigarette.
« La colère m’empoigne. La colère et la peur de la “tournée” qui m’attend, des poings du chef de block. Avec la perspective angoissante de geler le lendemain au travail et d’être puni de “gymnastique” le dimanche suivant. Il me faut trouver une nouvelle capote, et vite ! On m’a volé la mienne, j’agirai de même.
« La soupe vient d’être servie, je l’avale en vitesse et sors de ma baraque. De l’autre côté de la place, j’avise un block et j’y entre, le béret à la main comme il se doit, mais posé sur
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