Dans l'ombre de la reine
mariée et, désormais, chacun présumait le pire. La deuxième fois, nous eûmes droit à la conclusion de l’histoire : le mari avait été relâché faute de preuve, mais, en réalité, personne à la ronde ne doutait qu’il fût coupable.
Pinto avait coutume de le vitupérer et, dans ces occasions, elle avait toute ma sympathie. Les commentaires de Dale au sujet de Mr. Hyde faisaient aussi plaisir à entendre. Elle était encouragée à répéter qu’elle ne pouvait le souffrir.
Néanmoins, la détresse d’Amy brisait le cœur. Chaque fois, dès le départ de Hyde, elle s’agenouillait à son prie-Dieu, implorant longuement le Créateur afin que son époux ne fût pas infidèle, que nul ne voulût la tuer, puis elle fondait en larmes et nous devions l’aider à se coucher. Une autre visite de Mr. Hyde était bien la dernière chose dont elle eût besoin, et Mr. Forster le savait.
— Je ne l’ai pas entendu arriver, répondis-je. J’observais les meubles de Lady Dudley. Son époux lui verse une allocation très généreuse, de quoi, sans doute, lui permettre d’ajouter quelques tapisseries dans sa chambre et de nouveaux meubles. Ses coffres et ses tables sont vieux et abîmés. J’ai estimé ce qu’il en coûterait de les remplacer, et je suis sûre que ce n’est pas excessif.
Les yeux rusés de Forster brillèrent d’amusement à l’idée qu’une jeune femme comme moi s’y connût en chiffres.
— Vous savez assez bien calculer pour cela ?
— Mais oui, l’informai-je, bénissant pour une fois Oncle Herbert, qui m’avait appris à tenir sa comptabilité.
J’aurais aimé jeter un coup d’œil dans les livres de Forster. Si l’argent inutilisé n’avait pas trouvé le chemin de ses coffres, je ne m’appelais plus Ursula. Je lui adressai un sourire ingénu. Il paraissait un peu décontenancé.
— Cela me semble inutile, répondit-il. Je veille à l’intendance de cette maison. Vous pouvez vous en remettre à moi l’esprit tranquille, Mrs. Blanchard. Pour en revenir à Mr. Hyde, peut-il voir Lady Dudley à présent ? J’ai l’intention de l’accompagner à Abingdon, où je dînerai avec lui. Je ne monterai pas ; il me reste une ou deux affaires à régler.
Après la dernière visite de Hyde, Pinto et moi avions proposé, dans un de nos rares moments d’entente, de refuser de le recevoir, mais Amy craignait d’offenser Forster.
— Je vais m’en enquérir, répondis-je. Si elle accepte, je viendrai le chercher. Mais de grâce, Mr. Forster, demandez-lui de montrer un peu plus de discernement dans le choix de ses anecdotes. Lady Dudley n’est pas bien ; un rien peut la bouleverser.
— Bien entendu, assura Forster.
Ainsi que c’était à prévoir, Amy consentit à recevoir Mr. Hyde au salon et Forster lui fit probablement quelques recommandations, car ses premiers mots furent :
— Je suis navré que vous ne vous portiez pas très bien, aujourd’hui.
Toutefois, si Forster l’avait averti de mesurer ses paroles, il s’était montré peu convaincant, ou alors son beau-frère avait la mémoire courte. Moins de cinq minutes plus tard, notre visiteur exaspérant narrait son tout dernier ragot : l’arrestation d’une bohémienne, qui prétendait que la reine était enceinte. Il ne nomma pas Dudley, bien entendu – même ce balourd n’était pas stupide à ce point –, mais il n’en avait guère besoin.
À l’instant où il sortit, comme Pinto et moi nous y attendions, Amy se laissa tomber à genoux devant son petit prie-Dieu et implora le Tout-Puissant de faire que son mari lui revienne, et que la rumeur de sa folle passion pour la reine ne soit qu’un mensonge.
— Vous voyez qu’elle a tout lieu d’avoir peur, me chuchota Pinto d’une voix farouche. Si cette histoire est vraie, que va-t-il se passer ?
— Cela ne se peut. Toute la vie de la reine se déroule au grand jour.
Sur ce point, je me sentais sûre de moi.
— … Faites qu’il n’en soit pas ainsi, ô mon Dieu ! Que je regagne son amour…
— Et qu’en savez-vous ? Vous n’êtes pas dame d’honneur de la chambre privée. Je ne suis pas ignare ; je sais comment ces choses se passent. Vous faites partie des femmes qui escortent la reine lors de ses apparitions publiques, répliqua Pinto, sur le ton dont elle aurait dit : « Vous n’êtes qu’un vermisseau. »
— … Mais si c’est vrai, continuait Amy, les mains jointes, alors, ô Dieu qui secourez les
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