Dissolution
Je
ressentais enfin le choc produit par la mort de Gabriel. La tête me tournait et,
au moment où je traversais la salle de l’infirmerie pour regagner notre chambre,
mes jambes menaçaient de se dérober sous moi. Mark n’était pas là mais un sac
avait été préparé : il contenait mes documents, de la nourriture et une
chemise de rechange. Je le poussai de côté et m’assis sur le lit, m’abandonnant
à un tremblement qui me secouait des pieds à la tête. J’éclatai soudain en sanglots
sans chercher à me retenir. Je pleurai sur Gabriel, Orpheline, Simon, même sur
Singleton. Et de terreur.
Me sentant plus calme, j’étais en train de me laver le visage
dans la cuvette quand un coup fut frappé à la porte. J’espérai que c’était Mark,
venu me souhaiter bon voyage, mais c’était Alice qui regarda avec étonnement
mon visage rouge et bouffi.
« Monsieur, le valet d’écurie a amené votre cheval. Il
est l’heure de partir pour la ville si vous voulez attraper le bateau.
— Merci. » Je pris mon sac et me levai. Elle resta
devant moi.
« Je suis désolée de vous voir partir, monsieur.
— J’y suis obligé, Alice. Il se peut qu’à Londres je
trouve des réponses qui mettent fin à ces horreurs.
— L’épée ?
— Oui, l’épée. » Je pris une profonde inspiration. « Pendant
mon absence, restez ici, ne sortez que si c’est absolument nécessaire. »
Elle ne répondit pas. Je la contournai vivement, de crainte, si
j’hésitais un instant de plus, de dire quelque chose que je regretterais. Je ne
parvins pas à déchiffrer son expression au moment où je passai près d’elle. Devant
la porte, le jeune palefrenier tenait par la bride Chancery qui agitait sa
queue blanche et hennit en me voyant. Je lui flattai le flanc, content qu’une
créature au moins m’accueillît avec affection. Comme d’habitude, je montai en
selle avec beaucoup de difficulté, puis me dirigeai vers le portail que Bugge
gardait ouvert. M’arrêtant, je me retournai et, sans trop savoir pourquoi, contemplai
pendant un long moment la cour blanche de neige. Puis, après un signe de tête à
Bugge, je fis prendre à Chancery la route de Scarnsea.
27
L e
voyage se déroula sans encombre. Le vent était favorable et, porté par une
forte marée, le petit bateau marchand à deux mâts remonta la Manche. Il faisait
encore plus froid en mer et nous voguâmes sur des vagues couleur de plomb et
sous un ciel gris. Je restai dans ma petite cabine, ne m’aventurant sur le pont
que lorsque l’âcre odeur du houblon devenait insupportable. Le patron était un
homme morose et taciturne qu’assistait un gamin maigrichon. Ils repoussèrent
tous les deux mes tentatives de les faire parler de la vie à Scarnsea. Je
soupçonnais le patron d’être papiste, car une fois, comme je sortais sur le
pont, je le vis marmonner, un chapelet entre les mains, chapelet qu’il s’empressa
de ranger dans sa poche en m’apercevant.
Nous passâmes deux nuits en mer et je dormis très bien, enveloppé
dans des couvertures en plus de mon manteau. La potion du frère Guy était
vraiment efficace, mais en outre, loin du monastère, je me rendis compte à quel
point m’avait oppressé cette vie de troubles incessants et de peur constante. Rien
d’étonnant à ce que dans une telle atmosphère Mark et moi nous nous soyons
querellés. Peut-être pourrions-nous encore nous réconcilier quand tout serait
terminé. J’imaginai Mark en train, sans doute, de s’installer chez l’abbé, mais
j’étais sûr qu’il ferait fi de mes instructions à propos d’Alice. C’est d’ailleurs
ce qu’il avait sous-entendu. Devinant qu’elle lui révélerait comment je lui
avais fait part de mes sentiments dans les marais, je sentis une bouffée de
honte monter en moi. Je m’inquiétais également pour leur sécurité mais me dis
que si Mark restait dans la demeure de l’abbé, à part, bien sûr, quelques
visites à l’infirmerie, et si Alice accomplissait tranquillement ses tâches, personne
n’aurait alors de raisons de leur faire du mal.
**
Nous arrivâmes à Billingsgate l’après-midi du troisième jour,
après une courte pause à l’embouchure de la Tamise en attendant le changement
de marée. Les berges de l’estuaire étaient couvertes de neige, mais j’avais l’impression
que la couche n’était pas aussi épaisse qu’à Scarnsea. Debout sur le pont, je
distinguai un banc de glace boueuse en train de se former
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