Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
la philosophie à comparer les
jouissances de la retraite à celles d’une vie active ; mais l’éclat de sa
naissance et les événements ne lui avaient jamais laissé la liberté du choix.
Il aurait peut-être sincèrement préféra les jardins de l’académie et la société
d’Athènes ; mais, forcé d’abord par la volonté de Constance et ensuite par son
injustice à exposer ra personne et sa réputation aux dangers de la grandeur
impériale, et à se rendre responsable devant l’univers et la postérité du
bonheur de plusieurs millions d’hommes [2525] ,
Julien se ressouvint avec frayeur d’une des pensées de Platon [2526] . Ce philosophe
observe que le soin de notre bétail et de nos troupeaux est confié à des êtres
qui leur sont supérieurs en intelligence, et que le gouvernement des hommes et
des nations exigerait l’intelligence et le pouvoir célestes des dieux et des
génies. En partant de ce principe, il conclut que l’homme qui a l’ambition de
régner doit aspirer à une perfection plus qu’humaine, qu’il doit purifier son
âme de toute la partie terrestre et mortelle, éteindre ses appétits, cultiver
son intelligence, régler ses passions, et dompter la brute sauvage qui, selon
la vive expression d’Aristote [2527] ,
manque rarement de monter sur le trône du despote. Celui de Julien, auquel la
mort de Constance venait de donner une base solide et indépendante, fut le
siège de la raison, de la vertu et peut-être de la vanité. Ce prince méprisa
les honneurs, renonça aux plaisirs, et remplit avec la plus grande exactitude
tous les devoirs d’un souverain. Il se serait trouvé peu d’hommes parmi ses
sujets qui eussent consenti à le décharger du poids de son diadème, s’il eût
fallu qu’ils soumissent leur temps et leurs actions aux lois rigoureuses que
s’était imposées leur empereur. Un de ses plus intimes amis [2528] , qui partageait
souvent sa table simple et frugale, a remarqué que ses mets légers et peu
abondants (ordinairement composés de végétaux) lui laissaient, toujours la
liberté de corps et d’esprit nécessaire aux différentes occupations d’un
auteur, d’un pontife, d’un magistrat, d’un général et d’un monarque. Dans un
même jour, il donnait audience à plusieurs ambassadeurs ; il dictait et
écrivait un grand nombre de lettres aux magistrats civils, à ses généraux, à
ses amis particuliers et aux différentes villes de son empire. Il écoutait la
lecture des mémoires qu on lui présentait, réfléchissait sur les demandes, et
dictait ses réponses plus vite qu’aucun secrétaire ne pouvait les écrire en
abrégé. Il avait une si extrême flexibilité d’esprit, une attention si facile
et si soutenue, qu’il pouvait employer en même temps sa main à écrire, son
oreille à écouter, sa voix à dicter, et suivre ainsi à la fois trois
différentes chaînes d’idées sans jamais hésiter ni les confondre. Lorsque ses
ministres se reposaient, il volait d’un travail à un autre ; après un court
repas, il se retirait dans sa bibliothèque, et se livrait à l’étude jusqu’à
l’heure qu’il avait indiquée dans l’après-midi pour reprendre les affaires
publiques. Le souper de l’empereur citait un diminutif de son faible dîner. Son
sommeil n’était jamais appesanti par les vapeurs de la digestion ; et, si l’on
excepte le court intervalle d’un mariage auquel la politique présida plutôt que
l’amour, le chaste Julien n’admit jamais de compagne dans son lit [2529] . Ses
secrétaires se relevaient ; ceux qui avaient dormi la veille se présentaient
chez l’empereur de très grand matin ; et ses domestiques veillaient
alternativement, tandis que leur infatigable maître ne se reposait guère qu’en
changeant d’occupations, Les prédécesseurs de Julien, son oncle, son frère, son
cousin, sous un prétexte spécieux de déférence pour les goûts du peuple, se
livraient eux-mêmes à leur goût puéril pour les jeux du cirque, où ils
passaient souvent la plus grande partie de la journée, spectateurs oisifs et
faisant eux-mêmes partie du spectacle, jusqu’à ce que les vingt-quatre courses
ordinaires fussent terminée [2530] .
Aux jours de fêtes solennelles, Julien, qui, peu soumis à la anode du moment,
ne cherchait point à cacher sa répugnance pour ces frivoles passe-temps, avait
la complaisance de paraître dans le cirque. Mais, après avoir jeté quelques
regards d’indifférence sur cinq ou six
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