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Je n'aurai pas le temps

Je n'aurai pas le temps

Titel: Je n'aurai pas le temps Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Hubert Reeves
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paraît inacceptable, autant il me semble impossible de faire machine arrière. Dans mon ciel intérieur, les équations de Maxwell se dressent, froides, inexorables. Leur lumière crue abolit, me semble-t-il, la fragile magie du ciel rose et de la mer moirée.
    « Secoué par ce conflit, je quitte le paysage devenu insoutenable pour rentrer chez moi, longeant dans l’ombre les séquoias géants de Beacon Hill Park. Un violent mal detête me saisit comme un coin de métal enfoncé dans mon crâne. Enfermé dans ce dilemme, je comprends alors le sens premier du mot “schizophrénie” : déchirure mentale. »
    J’ai mis bien des années à me réapproprier le droit de jouir sereinement de la beauté des vagues roses sur l’eau tranquille. En peu de mots, j’ai compris que la démarche scientifique ne touche qu’un aspect du réel, celui qui correspond au domaine rendu accessible par sa méthodologie et ses techniques d’étude. Elle nous donne accès à toutes les manifestations de la matière, des dimensions les plus infimes (atomes, molécules) aux plus gigantesques (étoiles, galaxies, Univers). Mais l’émotion en est absente. Pour percevoir le monde sous toutes ses facettes, les approches poétiques et scientifiques se complètent. Chacune est essentielle à la compréhension du monde. Chacune, à sa façon, nous permet d’accéder à la richesse et à la beauté de l’Univers.

    À l’université McGill : la science pratique
    En 1953, après avoir obtenu mon baccalauréat en physique (BsC, l’équivalent de la licence française) à l’université de Montréal, je m’inscris en thèse de maîtrise à l’université McGill (également à Montréal). J’y découvre une nouvelle approche de la science. Plusieurs de mes professeurs étaient d’anciens ingénieurs électroniciens et en avaient gardé l’attitude pratique. Efficacité, rendement. On dérive les formalismes, on calcule les solutions. Sans l’ombre d’une interrogation sur les principes physiques mis en cause, sur la question : « Qu’est-ce que ça nous apprend sur la réalité de savoir qu’elle obéit à telles ou telles lois ? » En général, sur ce qu’on appelle la philosophie des sciences. Peu habitué à cette rigueur, j’ai tiré un grand profit de cet enseignement, et en particulier de celui du professeur J.D. Jackson, célèbre pour un manuel d’électromagnétisme qui fait encore autorité aujourd’hui. Son enseignement était un modèle du genre. Pendant l’heure du cours, il couvrait systématiquement l’une après l’autre les trois sections du tableau noir, les effaçait soigneusement et recommençait ainsi encore deux fois. Il terminait toujours pile à l’heure.
    Les raisonnements s’enchaînaient avec une telle intelligence, une telle clarté, que c’en était un enchantement. Dans l’amphi, le silence était aussi profond que dans une salle de concert. On sentait une admiration collective qui, dans un contexte musical, aurait pu se manifester par une salve d’applaudissements. Mais lui, loin de saluer son auditoire, reprenait immédiatement ses livres et se dirigeait rapidement vers son bureau. Ici, les sentiments n’étaient pas de mise.
    Jackson a été mon directeur de thèse. Mon sujet portait sur l’étude théorique d’une structure atomique assez étonnante : le positronium. On peut imaginer (bien qu’en physique atomique il soit déconseillé d’imaginer !) un électron et un antiélectron (positron) faisant une ronde l’un autour de l’autre comme, dans le ciel, les étoiles doubles que j’avais étudiées à Victoria. Avec une différence notable : le positronium est instable. L’antiélectron et l’électron disparaissent en une infime fraction de seconde (on dit qu’ils s’annihilent) et se transforment en lumière. Ma tâche consistait à calculer, avec les techniques de la physique quantique, la probabilité de tels événements quand les atomes de positronium naviguent parmi des atomes d’hydrogène et d’hélium.
    Mon ami musicien, Gilles Tremblay, me questionnait souvent sur ma thèse. Lui ayant expliqué que les physiciens avaient longtemps considéré les antiélectrons comme des « trous dans le vide », il s’amusait à dire que je calculais la probabilité d’annihilation des trous dans le vide ! Ce langage ésotérique nous charmait beaucoup !
    J’ai passé de longs mois à effectuer les dérivations analytiques et à faire tous les calculs.

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