Julie et Salaberry
lâhiver â la saison froide et enneigée se prêtant difficilement au déploiement des troupes â, et les armées belligérantes avaient regagné leurs quartiers. à Saint-Philippe, loin des plaisirs de la ville, la principale distraction consistait à se recevoir entre gens de bonne société. En dépit des restrictions imposées par lâhiver et la modeste solde de Charles, qui nâétait même pas versée régulièrement, les Salaberry arrivaient à tenir une table honorable, comprenant vins et mets de choix. Discrètement, monsieur de Rouville faisait parvenir de petites sommes au jeune couple, mais les Salaberry tenaient leur rang sans ostentation. Le commandant des Voltigeurs préconisait même une certaine frugalité chez lui, sâattirant ainsi le respect de ses hommes qui se nourrissaient de la ration du soldat faite de pois, de pain et de viande salée.
Ce soir-là , Charles et Julie avaient à souper Hermine, la sÅur de Charles, et son mari Michel-Louis Juchereau-Duchesnay, qui étaient eux aussi cantonnés à Saint-Philippe.
â Julie, je me régale, déclara Hermine, en avalant une bouchée dâun rôti de bÅuf que Jeanne avait fait cuire à la broche, accompagné de légumes racines et dâoignons. Vous ferez mes compliments à Jeanne. à propos, jâai reçu des nouvelles de la famille, dit-elle à son frère. Notre mère se porte mieux. Câest du moins ce que notre père mâécrivait dans sa dernière lettre. Lui-même se rétablit tranquillement.
Louis avait abandonné le commandement du premier bataillon de milice dâélite à la fin de lâété, victime dâun forte attaque de paralysie. Le gouverneur avait ordonné quâil rentre chez lui. Le vieux militaire louangeait Prévost qui lâavait traité avec égard et sollicitude, ce qui agaçait Salaberry.
â Il ne tient pas à être le responsable dâun nouveau drame, avait-il confié à Julie, non sans cynisme, lorsquâil avait appris en septembre le retour de son père à Beauport.
Et Julie ne pouvait quâapprouver son mari. Elle-même avait de bonnes raisons de se méfier de Prévost.
Le repas se déroulait agréablement, dans lâintimité de la famille. Cousins et beaux-frères, les deux hommes sâétaient toujours bien entendus et Julie appréciait la compagnie dâHermine. Malheureusement, lâarrivée dâun messager troubla leur quiétude. Celui-ci déposa entre les mains de Salaberry un paquet portant la marque familière dâun lion et dâune licorne, les armoiries du duc de Kent.
â Quâest-ce que cela?
â Tu devrais peut-être lâouvrir, suggéra Hermine, curieuse dâen connaître le contenu.
Interrogeant sa sÅur dâun regard sombre, Salaberry fit sauter le sceau princier et glisser le ruban noir qui rete-nait le papier recouvrant une boîte de carton. Celle-ci contenait une importante liasse de lettres dont la première était de la main du duc, sans doute les explications concernant lâexpédition dâune telle masse de courrier. Mais immédiatement sous cette missive, Salaberry reconnut sur plusieurs lettres lâécriture de ses frères. Le duc avait cru bon de faire parvenir à Salaberry toutes les lettres que les frères Salaberry lui avaient adressées durant les dernières années.
â Les Salaberry, surtout le père mais aussi le fils, me reprochent de ne pas les avoir avertis personnellement de la mort de François et dâÃdouard, avait expliqué le prince à madame de Saint-Laurent en préparant le paquet. Jâexpédie toute la correspondance au Canada, à lâattention de Salaberry. Avec les lettres originales et les dates, il pourra reconstituer ce qui sâest passé.
Madame de Saint-Laurent nâavait pu quâapprouver cette tentative de réconciliation. Il ne fallait pas laisser ce terrible malentendu perdurer.
Sur le dessus du paquet, un petit pli attira lâattention de Charles. Sa main trembla lorsquâil retira de la liasse la lettre quâÃdouard avait adressée au duc de Kent la veille de sa mort. Un sanglot lâétrangla. Pour Salaberry, câen était trop. Le retour des lettres ravivait sa douleur et il repoussa
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