Kommandos de femmes
plusieurs heures de marche, vingt-cinq kilomètres environ, les Allemands donnèrent le signal d’une halte pour nous permettre de manger un peu et surtout pour qu’eux-mêmes puissent souffler. Ma sœur me rejoignit et ensemble nous nous sommes affairées autour de nos compagnes malades. Aux unes nous apportions à boire, avec celles qui n’avaient pas reçu de pain, nous partagions le nôtre. Tout à coup j’eus une syncope. L’infirmière russe ordonna qu’on me hisse sur un chariot. Je devais ainsi continuer le reste du trajet jusqu’à Berlin. Les Allemands nous conduisirent dans une gare et nous entassèrent tant bien que mal dans un train de voyageurs. Nous eûmes la satisfaction de contempler les civils allemands affolés, désorientés, cherchant à fuir par tous les moyens. Certains nous regardaient avec des airs complètement ahuris. D’autres avec de la haine ; beaucoup nous injuriaient. Vers la tombée de la nuit, nous sommes arrivées à Oranienburg.
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Le 12 avril 1945, les premiers soldats soviétiques découvraient le camp abandonné. Tous les déportés valides avaient été lancés sur les routes ; seuls les grands malades occupaient les paillasses des reviers. M me Guillaume, soignée par la commission médicale soviétique, ne retrouvera son village que le 24 juillet 1945.
VIII
JUANKA
Rosalie Legendre, en ce mois de septembre 1944, est parquée dans les blocks de la quarantaine du kommando des usines Auer. Deux « malencontreuses » diphtéries condamnent l’ensemble des déportées à l’inaction forcée pour cinq semaines : les vingt ateliers de l’usine emploient indifféremment civils allemands, volontaires étrangers, requis du S.T.O., déportés de seize nationalités et le médecin-chef « seul responsable des épidémies » a la réputation de mieux prévenir que guérir.
— Le travail l était le seul remède contre le cafard qui nous assaillait et je redoutais le désœuvrement comme une maladie. Au bout de quelques jours on demanda des volontaires pour l’entretien des routes. Je n’hésitai pas une seconde. Marie-Louise, Berthe, Hilde et « Frau » Mueller suivirent mon exemple. On nous ordonna de commencer par retirer le sable qui recouvrait la route qui séparait le camp de l’usine. Ce sable avait été déposé par les eaux de la Havel et il se laissait facilement pelleter. En outre, nous jouissions de l’air pur, du soleil, du murmure de la rivière… Cinq semaines plus tard, mes camarades prenaient le chemin de l’usine et l’on me confia la tâche de poser la bordure de notre route. On me plaça les cordeaux puis on me laissa me débrouiller. Quelle chance inespérée de ne pas avoir à fabriquer des munitions. Une jeune Russe, Juanka, fut désignée pour me servir de manœuvre. La besogne était assez difficile et le temps peu clément. Nos mains furent bientôt dans un si pitoyable état que nous dûmes passer chaque soir à l’infirmerie pour les faire panser. Chaque jour voyait grandir mon affection pour Juanka. Juanka au visage d’enfant marqué de tâches de rousseur et encadré de cheveux coupés courts aux reflets roux. Pauvre Juanka qui n’avait que quatorze ans, qui ne riait jamais et qui m’appelait parfois Mamouska. Mes connaissances de la langue russe et les siennes de l’allemand étaient suffisantes pour nous comprendre. Elle avait parfois des gestes qui me déroutaient, comme celui d’appuyer ses deux mains contre ma grosse poitrine en me regardant fixement. Je répondais avec un sourire ou une caresse. Une autre fois, c’était le soir, la journée de travail terminée nous contemplions de la fenêtre de notre chambre le soleil couchant qui se reflétait dans la Havel ; elle murmura avec une expression de désespoir : « Mamouska, crois-tu que les miens sont assez recouverts ? Oh ! dis-moi que les loups ne les ont pas déterrés ! » Comme je la regardais stupéfaite, elle fondit en larmes et j’eus du mal à la calmer. Je me disais qu’elle devait avoir vécu quelque chose de terrifiant, qui l’avait profondément marquée. Je ne m’étais pas trompée. Petit à petit, j’appris son histoire :
— « Mes parents, mes frères et moi, nous vivions dans une petite maison à l’orée d’un bois. Nous élevions des poules et des cochons. Mon père et mes deux frères étaient bûcherons. La nuit, des hommes se rassemblaient chez nous pour discuter d’un tas de choses, que je ne comprenais pas, tout
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