La colère du lac
moitié mort.
« Oh ! bon débarras ! » pensa-t-il en voyant disparaître complètement de sa vue
celui qu’il avait pris sous son aile. Il ne l’avait pas gardé chez lui, il
craignait trop de se faire voler, on ne peut faire confiance à cette racaille
qui sillonne les mers. Il réalisait maintenant que jamais Joséphine n’était
présente lors de ses visites. Elle se retirait dans la cuisine,
les laissant seuls à bavarder… Il n’avait pu voir les signes précurseurs… et le
père Mailloux ne lui avait jamais fait part d’inquiétudes après la première
fois… Oh, il se sentait fatigué ce soir… Le prêtre regarda autour de lui.
C’était l’été, il faisait beau, le soleil avait nettoyé la boue et la neige sale
du printemps et maintenant sa ville rayonnait et était belle. C’était le temps
des rires, de l’insouciance, des belles robes fleuries, des enfants qui jouaient
dehors jusqu’à la noirceur…
Dans la maison de la veuve Collard, en face, un rideau bougea. Des fois, il
n’avait plus le cœur à la vocation… Il aurait aimé être un fermier, suant, sans
se poser de questions, de l’aube jusqu’au crépuscule. Une petite vie de labeur
tranquille, avec une famille, une femme, un fils, sans porter sur ses épaules
toute la misère du monde pour recevoir si peu en retour… Oui, peut-être
aurait-il pu naviguer, comme ce Patrick O’Connor, sans attache, la liberté pour
seul bagage. Il devait couver une grippe, celle qu’il avait combattue tout
l’hiver… « Vaut mieux rebrousser chemin, se dit-il en ramassant le sac et en
retournant lentement vers le presbytère. Ma servante m’apportera un bouillon
chaud et demain, je ferai mes visites prévues… »
Tôt le lendemain matin, la servante frappa timidement à la porte du salon privé
du presbytère.
— M’sieur le curé, excusez-moé de vous déranger, dit-elle en entrouvrant
légèrement la porte. Mais y a là Joséphine Mailloux qui veut absolument vous
voir. J’lui ai dit qu’y était ben trop de bonne heure à matin, mais a reste là…
A dit que c’est ben important…
Le curé cessa ses prières et se signa avant de se relever du prie-Dieu où il
était agenouillé depuis plus d’une demi-heure. Il avait eu besoinde se recueillir, de réfléchir ce matin. Il avait si mal dormi, des pensées
impures dérangeant son sommeil. Une tentation non pas physique mais sentimentale
le tenaillait au cœur, depuis la veille, en fait, depuis l’altercation avec le
marin… Il avait déjà entendu parler de ces histoires d’horreur que l’on se
chuchotait au séminaire, celles des prêtres que le démon essayait de détourner
par divers moyens de l’amour du Christ. Était-ce ce qui lui arrivait ? Est-ce
que le Malin tentait de le faire défroquer ? Le curé frissonna tandis qu’il se
retournait vers sa servante. Oui, il devait se l’avouer, en demander pardon au
Seigneur, mais hier, il aurait aimé suivre ce jeune homme, changer de vie… Cette
sensation était difficile à expliquer, lui-même tentait d’y voir clair à la
lueur de la ferveur chrétienne, mais tout ce qu’il pouvait dire, c’était que
jamais sa soutane ne lui avait paru si lourde et son collet si étouffant…
— Fais-la entrer, ordonna-t-il à sa domestique. Et tu nous apporteras du
café.
Allons, il devait chasser toutes ces mauvaises pensées… reprendre contenance,
ne pas laisser paraître son désarroi, redresser les épaules, affirmer sa voix,
saluer avec autorité.
— Bonjour Joséphine, assieds-toi, dit-il sèchement à la jeune fille qui
entrait.
— Bonjour m’sieur le curé, répondit-elle d’une petite voix en lissant
nerveusement les plis de sa plus jolie robe.
Pauvre Joséphine, elle avait tant pleuré depuis hier, son visage était tout
boursouflé. Elle avait longuement réfléchi et avait décidé de venir rejoindre
l’homme qu’elle aimait. Elle avait pesé le pour et le contre et avait conclu que
c’était son père qui était en faute. Elle s’était donnée à Patrick, il avait
fait d’elle sa femme, l’engagement était trop sérieux. Elle était prête à tout,
le suivre au bout du monde s’il le fallait. Mais son plus grand espoir reposait
sur monsieur le curé.Il allait parler à son père, lui faire
entendre raison. Mais comment aborder un sujet si délicat, pensait-elle en
prenant timidement
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