La fête écarlate

d’entendre, juste au-dessus de lui, les trompettes de la Renommée.
    – Je me porte garant pour Godemar ! déclara Jean de Bohême.
    Caution sans fondement. Cet aveugle affectant une vieillesse verte se méprenait sans doute aussi sur lui-même : ce vert qu’il se sentait, plutôt que de le voir, avait couleur de moisissure.
    – Je l’accompagnerai ; je le…
    – Vous n’en ferez rien, Jean ! tonna le roi de France. Godemar fera ce qu’il doit faire seul. Il a ma confiance absolue…
    – Ne vous en déplaise, Philippe, je tiens à les avoir au bout de mon épée… À les occire à m’en faire mal au bras !
    L’aveugle se rebiffait. Ce vain pourchas d’un ennemi malicieux et avisé, loin de le décourager, semblait avoir aiguillonné ses forces assoupies. Que Philippe VI, en sus, se fut permis de le rabrouer l’indignait et le consternait. Une fureur quasi juvénile venait de forcer le seuil d’un cœur jusque-là trop enclin à ne s’émouvoir que de liesses fastidieuses. Redécouvrant les plaisirs de la guerre, le vieux champion des champs clos se révélait aussi avide de sang humain que, s’il avait été vivant, le lion d’argent de son tabard.
    – Il faut les tailler en pièces, Godemar !… Prenez garde aux Gallois !… Prenez garde à leurs chevaliers !… Prenez garde à leurs coustiliers !
    Sous cette pluie de recommandations, Ogier vit la face rubiconde du Godemar s’enduire, la sueur aidant, d’une lividité tenace. Il avait brusquement perdu son arrogance et Blainville, à le dévisager, se réjouissait déjà comme s’il savait qu’il faillirait à sa tâche. Lorsque le prétentieux jeta enfin sur lui un regard éberlué, Ogier sourit :
    – Non, vous ne rêvez pas, messire : c’est bien moi… Je ne suis nullement un fantôme… Me voici de nouveau près de monseigneur Alençon…
    – Mais le tournoi… ce qu’a dit cette fille…
    Ogier se vit épargner tout commentaire par le comte lui-même, profondément agacé :
    – Chauvigny est loin, du Fay ! À Fenouillet tout comme à moi (Alençon glissa un regard sur Blainville faussement paisible), ce tournoi remémore trop de mauvaises choses. Abstenez-vous d’en parler !… Un grand béhourd nous attend. J’espère que nous y ferons merveille…
    Et décidé, semblait-il, à préjudicier l’homme choisi par son frère, le comte, après un assez long silence, ajouta :
    –… vous y compris !
    Jean de Hainaut souligna ce souhait d’un claquement de doigts impatient :
    – Nous allons bientôt faire front aux Anglais ! Il va nous falloir galoper droit devant, sans laisser à ces malandrins le temps de se ressaisir lorsqu’ils verront nos cent mille hommes !
    – Sans laisser à leurs archers le temps d’encocher une sagette ! s’exclama Philippe VI.
    – Droit dessus ! dit Jean l’Aveugle, debout, et de nouveau fort excité.
    – Je serai le premier ! dit le duc de Lorraine.
    – Non, moi ! s’écria Blois, courroucé.
    – Je serai près de vous, déclara Aubigny.
    – Moi également ! tonna le sire de Montsault.
    – Moi aussi, dit Hugues, abbé de Corbie, qui avait amené cinq cents hommes.
    – Et moi, car Dieu le veut, dit Jean de Vienne, l’archevêque de Reims.
    Soudain, des «  Moi ! » et des «  Aussi ! » éclatèrent dans la salle. Tous s’y voyaient, déjà, chargeant, repoussant les Goddons, perçant leurs rangs de leur lance, ou tranchant les fuyards à nombreux coups d’épée. Ogier trouva cette émulation excessive et prématurée. Il ne doutait ni de la vaillance ni de l’habileté de tous ces bataillards ; ils semblaient oublier, cependant, qu’ils allaient affronter une armée victorieuse, quasiment réjouie de se battre un grand coup ; une armée dont les dix mille archers – plus peut-être – n’avaient pas leurs pareils ailleurs qu’en Angleterre. Et cela l’inquiétait : « Le temps de galoper cent toises, ces gars-là auront tiré au moins six sagettes chacun ! » Quelque courage qu’il se sentît, il y avait de quoi frémir.
    Le vacarme se dissipa.
    – Nous vaincrons, dit sobrement Alençon. Nous les punirons tous. Pas vrai, Richard ?
    – Bien sûr, monseigneur, approuva Blainville.
    « Il enrage, ça saute aux yeux, d’être témoin de cette violence guerrière. Il craint qu’elle ne soit néfaste à ses alliés… Philippe le regarde, hausse un sourcil… Ah ! s’il pouvait avoir un soupçon… Il n’y a céans que