La grande guerre chimique : 1914-1918
dans les
lignes ennemies. Dans l’immédiat, il était toutefois hors de question que l’état-major
répondît favorablement aux souhaits de Foulkes car depuis longtemps déjà, il
avait renoncé à combiner des offensives terrestres majeures à des attaques
chimiques par nuées dérivantes.
L’opportunité d’expérimenter cette nouvelle technique se
présenta cependant à la fin du mois de mai 1918 au sud-ouest de Lens sur
une partie calme du front occupée par la première armée britannique. Dans la
soirée du 24 mai, trois Special Companies (F, B et O) installèrent 4 725 cylindres
dans des wagons préparés à cet effet. Après quelques difficultés [444] ,
les hommes commencèrent à pousser les voitures sur les rails en direction du
point de dissémination. Peu avant minuit, à l’heure prévue, les troupes
chimiques britanniques déclenchèrent les détonateurs commandant les valves de 3 789 cylindres
de phosgène et de chlore. Techniquement, l’attaque fut un succès. La nuée, d’une
concentration extrême, s’éleva du sol de quelques centimètres à peine, et se
dirigea lentement vers les lignes allemandes. Le nuage, conformément aux
attentes de Foulkes, conserva pendant très longtemps un aspect dense et
compact. Malgré le peu d’indices relatifs aux éventuelles pertes provoquées par
l’attaque sur les fantassins ennemis, cette dernière fut considérée comme
largement positive, et le principe des beam attacks entériné [445] .
Tout au long du mois de juin, des opérations similaires furent menées par la Special
Brigade dans la région d’Ypres. La plus importante d’entre elles se déroula
près de Hulluch dans la nuit du 12 au 13 juillet 1918 [446] .
Cinq compagnies (A, B, C, F et O) assurèrent la construction de six voies
ferrées sur lesquelles étaient répartis 5 000 cylindres emplis de
phosgène. Les wagons étaient ensuite tractés au moyen de motrices dont le
moteur à l’explosion permettait de déplacer le convoi vers le point de
dissémination. Le caporal Fox (compagnie C), qui pilotait la motrice
affectée à son unité, était présent lors de l’attaque : « Progressivement,
et à notre grand soulagement, le vent fraîchit et tourna dans la direction
souhaitée. Alors que l’heure H approchait, les conditions devenaient même
idéales. À 1 h 40, Grantham (l’officier qui commandait la compagnie C)
mit à feu l’ensemble des détonateurs. Immédiatement un terrible sifflement se
fit entendre et le nuage commença à se former. La nuée grise glissa doucement
en direction des lignes adverses. Nous la suivîmes du regard alors qu’elle
passait sur nos positions puis au-dessus du no man’s land. Jamais il ne
nous avait été donné d’observer un nuage aussi terrifiant ! » [447] La compagnie C
parvint donc à relâcher à l’heure prévue le gaz contenu dans les 1 260 cylindres
dont elle avait la charge. Ce ne fut pas le cas de la compagnie B, qui,
victime de plusieurs déraillements, ne put disséminer que 65 % du gaz
disponible [448] ,
ni même de la compagnie A, obligée de retarder son attaque de plusieurs
jours en raison de difficultés logistiques. Ce fut d’ailleurs l’une des
dernières attaques de ce type. De fait, en raison de la retraite accélérée des
troupes allemandes à partir de la fin juillet 1918, la Special Brigade n’était
plus en mesure de mener des actions offensives nécessitant une phase
préparatoire aussi longue. Finalement, de mai à août 1918, la Special
Brigade mena en tout et pour tout dix beam attacks, qui requirent 27 000 cylindres.
En outre, rien ne semble indiquer, si ce n’est l’appréciation visuelle des
hommes de la Special Brigade, que cette forme de dissémination se soit montrée
plus efficace que la méthode utilisée jusque-là. Interrogé après la guerre à ce
sujet, Fritz Haber répondit que les Allemands ne connaissaient pas l’existence
de cette forme de dissémination, ce qui laisse à penser que l’amélioration
présumée apportée par ce dispositif était réduite [449] .
Le retour de la guerre de mouvement à partir de la
mi-juillet 1918 bouleversait complètement les conditions opérationnelles
dans lesquelles la Special Brigade avait été amenée à combattre depuis sa
création. D’une guerre statique, on était brutalement passé à une guerre de
mouvement rapide et effrénée. Or, la plupart des préceptes et des enseignements
tactiques de la Special Brigade
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