La guerre des rats(1999)
et Koulikov gardaient l’œil rivé à leur lunette. Avec le soleil matinal dans le dos, ils n’avaient pas à craindre qu’un rayon se reflète sur leur instrument. De toute façon, pensa le Lièvre, Thorvald sait déjà qu’on est là. Il ne serait pas surpris. De plus, dans la fumée de la bataille, il n’y verrait sans doute pas assez clairement pour nous tirer dessus.
Danilov, assis à côté de Koulikov, se penchait au-dessus d’un de ses cahiers. Seul le bas de son dos touchait le mur. Ce matin-là, en retrouvant les deux tireurs devant la casemate, il tenait sous son bras le haut-parleur cabossé, la batterie et le micro.
« Nous aurons une petite conversation avec le colonel nazi, avait-il annoncé en guise de bonjour. Le Professeur me répondra, et vous deux, vous pourrez lui clouer définitivement le bec. »
Zaïtsev avait usé de tout son pouvoir de persuasion pour dissuader le commissaire d’emporter le haut-parleur. « Demain, peut-être, avait-il tenté de marchander. Laissons-le tranquille encore un jour, pour avoir une meilleure idée de l’homme à qui on a affaire. » Derrière la tête de Danilov, Koulikov avait fait des grimaces hilares, puériles.
Zaïtsev regarda l’arrière de la Maison de Pavlov. Somnolente ces deux derniers jours, elle fumait et menaçait, ce matin. Tania avait raison : Danilov était un événement sous forme humaine.
Le commissaire politique referma son cahier avec un claquement, le fourra dans son sac puis bascula sur les genoux avec un grognement pour appuyer son ventre contre le mur.
— Tu l’as trouvé ? demanda-t-il au Lièvre dans un murmure.
— J’ai aucune idée de l’endroit où il se trouve, soupira Zaïtsev. Je sais juste qu’il est quelque part de l’autre côté du parc. Pour que je le repère, il faudrait qu’il commette une erreur, ce qu’il ne fera pas, ou qu’il joue le premier coup, ce que je dois le forcer à faire. L’ennui, c’est que quand Thorvald joue, la tête des gens explose…
Danilov ressortit son cahier pour noter les propos du Lièvre.
Koulikov baissa son périscope et posa doucement la main sur le poignet du commissaire.
— Camarade, s’il te plaît, arrête d’écrire. Ça me rend dingue.
— Il a raison, ça perturbe, le soutint Zaïtsev. (Il prit un périscope de réserve.) Tiens, tu veux nous aider à inspecter le front ?
Danilov, prêt à l’action, se balançait sur la pointe des pieds.
— Oui, bien sûr. Où je dois regarder ?
— Tu t’occupes du mur d’en face ; Nikolaï et moi, on surveille le terrain.
Danilov saisit le périscope, porta vivement, presque avidement, l’oculaire à ses yeux. Il ne risque rien tant qu’il reste baissé et qu’on a le soleil dans le dos, pensa Zaïtsev en le regardant. L’air est enfumé, il ne verra rien. Le Sibérien ôta son casque, rampa derrière Danilov.
— Bouge pas…
Il enleva la chapka du commissaire, la remplaça par son casque. Danilov continua à fixer le mur avec son instrument. Le casque n’effleurait pas ses oreilles comme il aurait dû. Bon sang, pensa Zaïtsev, ce type a une caboche grosse comme un seau. Il tapa sur le dessus du casque pour l’enfoncer.
— Arrête ça ! cria Danilov.
Il est tout à son affaire, maintenant, remarqua le Lièvre. Il joue au tireur d’élite comme un enfant joue à la guerre.
— Bonne chasse, camarade commissaire.
— Merci. Retourne à ton poste.
Zaïtsev secoua la tête, reprit son périscope et le leva lentement au-dessus du mur. Rien dans le parc n’avait bougé depuis trois jours. Pas une pierre, pas une brique. Quel que soit l’endroit où se trouvait le Professeur quand il a abattu Shaïkine et Morozov, il y est encore. Il a aucune raison de bouger ; il a pas tiré une seule fois depuis qu’on est là.
Les minutes passaient, n’affectant pas plus Zaïtsev que la brise matinale. Toutes ses sensations s’étaient concentrées dans ses yeux et dans ses mains. Il n’avait aucune idée de ce qu’il devait chercher si ce n’est un indice inconnu qui, espérait-il, se révélerait soudain à lui, un signe de vie dans les gravats et le nuage de poussière.
T’en fais pas, se dit-il. C’est Stalingrad, là en face. La toile de fond idéale pour un tireur embusqué. Elle finira par trahir la vie, inéluctablement.
Où il est, ce serpent ? Il y a tellement de crevasses, de trous, de décombres, merde ! C’est immense et mort autour de moi. Et là-bas, comme la pointe d’une aiguille
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