La guerre des rats(1999)
suivante du plan, était dirigé sur le bunker vide, à droite, et visait à faire croire à Thorvald que les tireurs embusqués russes ignoraient où il se cachait. Quand la détonation passa au-dessus de la tête de Zaïtsev, il y attacha ses pensées, comme un message à la patte d’un pigeon voyageur, pour qu’elles volent jusqu’au trou du Boche et qu’il puisse lire : On sait pas où vous êtes, colonel. Vous risquez rien, montrez-vous.
Zaïtsev pressa son œil plus fortement contre l’oculaire ; son doigt caressa la détente. Sors de là, serpent. Fais quelque chose.
Les secondes passèrent. Le réticule tressauta, animé par la palpitation des mains du Lièvre. Relaxe-toi. Ne va pas à lui, laisse-le venir à toi. Laisse-le gagner cette balle.
Ça marche pas. Le Professeur n’est pas à la maison ce matin. Il est déjà parti. Sans finir notre duel ? Non, impossible, il a pas encore descendu son Lièvre. Ou il le croit peut-être. Danilov. Il a cru m’avoir en blessant Danilov ?
Non, pas le Professeur. Il sait que je suis ici. Sois pas impatient, Lièvre, il est là-bas. Sous la tôle, dans le noir où j’ai planté cette croix. On est liés l’un à l’autre, il peut pas partir. Nos regards sont unis pardessus le parc, en ce moment même, et seule la mort peut les séparer. Il est là, je le sens.
Zaïtsev se rappela le visage fracassé et rose de Baugderis, le sang noir durci sur la tête de Morozov. Thorvald les a tués tous les deux à travers leur collimateur, pensa-t-il avec un début de panique. Est-ce qu’il me fixe en ce moment ? Est-ce que son réticule a pénétré dans la douille d’obus et croise ses fils sur ma lunette ? Est-ce qu’il m’a repéré, est-ce que le soleil m’a trahi malgré ma prudence ? Ces secondes qui passent… Est-ce qu’il attend que son pouls se calme pour presser la détente, avec la mollesse de mon œil droit pour cible ? Il en est capable, je l’ai vu. Baugderis, Morozov. Je sais qu’il peut tirer aussi vite que deux hommes. Danilov. Koulikov. Shaïkine. Piotr le mannequin. J’ai fait une erreur ? Thorvald connaît le truc de la douille d’obus ? Il l’apprend à ses apprentis tueurs, à Berlin ?
Zaïtsev regarda pardessus le réticule, fit la grimace. Rien. Rien qu’une obscurité plate. Il serra les dents.
Allez, Thorvald. Vas-y, bon Dieu, qu’on en finisse ! Si tu me vois, montre-le !
Un pâle éclair bleu troua le noir, presque trop vite pour que l’œil de Zaïtsev puisse le saisir. Mais il était bien là, au fond de la cachette du Professeur.
À droite de Zaïtsev, les pieds de Koulikov raclèrent le gravier, le fusil du petit soldat taciturne tomba par terre.
— Aaargh ! s’écria-t-il.
Il battit des bras puis bascula en arrière, heurta lourdement le sol.
Les mains de Zaïtsev faillirent lâcher son arme. Nikolaï ! Thorvald l’a abattu. La balle a touché Nikolaï, pas la brique !
Il est à terre, il faut que je m’occupe de lui ! Ce salaud l’a descendu !
Non ! lui ordonna une voix. Reste où tu es !
Tu peux plus rien pour Nikolaï, maintenant. Le Professeur, concentre-toi sur le Professeur, Vassili.
L’éclair. C’était lui.
Une seconde passa. La peur montait le long de son épine dorsale comme un loup au corps bas et puissant. Est-ce qu’une autre balle traverse en ce moment le parc, pour moi celle-là ? Deux secondes… Il faut que je tire. Je peux pas, je le vois pas, j’ai juste comme repère le souvenir que mon œil a gardé de l’éclair bleu. Si je rate, il ripostera.
Trois secondes. Zaïtsev retint sa respiration. Il eut l’impression que son cœur et ses poumons, sortis de son corps, flottaient au-dessus de lui, énormes, gonflés d’air glacé et de sang. Son œil cligna.
La peur sauta sur ses épaules, donna des coups de griffes en grondant autour de sa tête et de ses yeux. Elle lui mordit le cou.
Une autre seconde passa.
Tiens, Vasha, prends l’épieu ! cria dans sa mémoire une voix surgie de la taïga. La peur a du pouvoir. Tue-la, prends-lui son pouvoir. Avec l’épieu, Vasha. Transperce-la. Tu es des nôtres, Vasha, tu es un chasseur !
Oui, un chasseur.
Il enfonça le pieu de toutes ses forces.
Il n’y avait rien que du noir derrière son réticule. Un coup à l’aveuglette, dans les ténèbres de la tanière de Thorvald. Quatrième seconde. La dernière.
Zaïtsev enveloppa sa balle d’une malédiction. Le Professeur pense que son séjour dans le noir se termine. Erreur.
Il
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