Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
Vom Netzwerk:
rongé et décoloré surgi de nulle part pour apparaître magiquement
dans sa main. Empoignant M. Turnbull par l’épaule, et plantant le genou
sur ses cuisses, il se pencha et se mit à farfouiller dans la bouche avec les
tenailles. « Fort bien, annonça-t-il peu après. Je crois que je la tiens.
Prêt, monsieur Turnbull ? » Le patient fit non de la tête,
fiévreusement, mais trop tard, les tenailles maléfiques commençaient déjà à
tordre et à secouer. Instantanément, l’assistant noir, qui avait accompagné ces
préliminaires d’une interprétation discrète et harmonieuse du sautillant Buffalo
Gals, entra en action comme un forcené, et se mit à gratter frénétiquement
les cordes en une transe quelque peu stéréotypée tout en hurlant des paroles
parfaitement incompréhensibles. Il était métamorphosé, possédé, les membres
agités de spasmes anarchiques, la jambe frappant le sol en accéléré en une
folle parodie, comme s’il tentait en vain de battre la mesure d’une musique
emballée, les yeux injectés de sang roulant dans leurs orbites comme des billes
en maraude ; et plus M. Turnbull hurlait, plus il jouait vite :
sa main n’était plus qu’un flou noir dansant sur la caisse de toile souillée.
Le visage du Dr Fitzgibbon, cramoisi, trempé, les veines saillant aux tempes,
paraissait sur le point d’exploser. Tous ses efforts, tout son travail de sape
et d’extraction échouaient à déloger une dent dont les racines devaient plonger
jusqu’au cœur de la terre. Immobilisé par ces mains étrangères qui lui
agrippaient le corps, M. Turnbull, épuisé d’avoir voulu repousser
l’agression, se débattait aussi mollement qu’un poisson galvanisé. Et puis,
alors même que ni médecin ni patient ni spectateurs ne semblaient pouvoir
endurer ce supplice une seconde de plus, le Dr Fitzgibbon recula brusquement en
titubant, et brandit ses tenailles héroïques qui tenaient entre leurs mâchoires
métalliques un chicot à peine visible, d’une taille si insignifiante qu’on ne
l’aurait jamais cru capable d’une telle résistance. Le public rugit en un
pandémonium d’ululements, d’acclamations et d’applaudissements frénétiques,
tandis que le dentiste déposait son trophée carié dans un flacon rempli de
liquide qu’il rangea ensuite dans un compartiment d’une malle de bois remplie
d’autres compartiments, d’autres flacons.
    Les jeunes gens musculeux se réfugièrent parmi les sourires
approbateurs et les joyeuses bourrades de leurs amis tandis que
M. Turnbull, blanc comme une voile, se penchait précautionneusement en
avant pour cracher sur l’herbe un gros glaviot de flegme sanglant. Et le joueur
de banjo, retrouvant aussitôt sa placidité insondable, tendit son bonnet vert
et, dans un tintement de clochettes, passa en silence dans la foule qui se
dispersait pour recueillir autant de petite monnaie que possible.
    « Un sacré spectacle, s’exclama une voix. Je donnerais
bien un demi-dollar pour le revoir. »
    Les spectateurs se séparèrent presque à regret, revivant en
paroles ce qu’ils venaient de vivre, concoctant le récit qu’ils en feraient une
fois rentrés. « Maman, on est allés en ville et on a vu l’extraction de la
dent : il fallait l’entendre hurler, ce pauvre insensé ! »,
avant de retrouver la ferme, la boutique, l’écurie, la tannerie, et la morne
succession des jours, d’une monotonie si frappante que l’existence même
semblait souvent prendre la forme d’un canular perfectionné où le même jour,
avec d’infimes variations, tournerait en rond comme un chariot de briques,
partant à l’aube et revenant au crépuscule, tandis que progressait au fil de
saisons immuables un sentiment urgent d’attente, la conviction profonde et
inébranlable que bientôt, bientôt, aujourd’hui ou demain ou l’année
d’après-demain (comment savoir au juste ?), un événement considérable
rédimerait enfin la nature des jours ; et cette croyance, indomptable
quoique jamais formulée, à peine perçue, s’accompagnait de la certitude non
moins absolue que l’attente elle-même, dans sa vigilance mystique et fervente,
contribuait à faire surgir ce grand inconnu qu’on n’était même pas conscient
d’espérer.
    « Alors, mon fils », commenta Thatcher,
lequel – comme les autres passagers déserteurs du Crésus, qui à ce
stade avaient acquis une certaine familiarité avec le capitaine Whelkington,
ses humeurs versatiles

Weitere Kostenlose Bücher