L'Amour Et Le Temps
l’hiver, avec ses pièces de labours, les bois en masses sombres, vaporeuses comme des frottis de fusain, ses prés galeux, ses hérissements de haies, tournait du gris au lie de vin dans la blondeur du soleil pâle et acide. Il dorait pourtant le feuillage sec dont la bise n’avait pas réussi à dépouiller entièrement les chênes. Dans les fonds, de l’eau miroitait çà et là : petites inondations produites par la soudaineté du dégel.
Claude ne manifestait en rien qu’il ait senti le changement des dispositions de sa femme envers lui. Pour sa politique, il devait importer qu’au regard du public leur ménage parût uni. Il le paraissait, en effet – un peu cérémonieux, mais tranquille. Leur servante elle-même, Mariette, jeune, un tantinet candide, s’y trompait. Elle disait à Lise avec admiration : « Madame est bien heureuse d’avoir un si bel homme, et si attentionné ! »
À Thias, la jeune femme eut la satisfaction de sentir son père plutôt gêné. Sans « se mordre les doigts » comme Thérèse l’escomptait un peu fougueusement, il nourrissait assurément des soucis qu’il cachait sous une cordialité excessive. Lise goûtait là une petite revanche. Quand sa mère, seule avec elle, s’enquit de ses sentiments, elle prit plaisir à lui répondre qu’ils n’avaient changé en rien.
« Tu es toujours aussi malheureuse, vraiment ?
— Plus encore, car maintenant je méprise mon mari. C’est un menteur, un homme sans scrupules. Je continuerai à vivre auprès de lui puisque j’y suis contrainte. Soyez assurée que là s’arrête le sentiment de mes obligations. Si vous comptiez avoir des petits-enfants, vous pouvez en faire votre deuil. »
Après ce dernier éclat de son ressentiment, il lui vint un remords. Sa bonté l’entraîna.
« Allons, dit-elle en embrassant sa mère, ne vous tourmentez pas. Claude et moi, nous sommes assez sages pour nous arranger l’un de l’autre sans laisser paraître ce qui nous sépare. Si je suis mal mariée, Thérèse et vous resterez seules à le savoir. »
Pendant le dîner, elle s’amusa ironiquement à écouter son père – pauvre naïf – faire la leçon à Claude sur son article.
« Notre force, conclut M. Dupré en remuant ses épais sourcils, tient à notre nombre. Il ne faut à aucun prix nous partager, car nous avons besoin les uns des autres. Chargez à fond contre les courtisans, les privilégiés, mais il faut ménager tous les gens de notre état.
— Bah ! répliqua Claude, tous ceux-là ne sont pas avec nous. Les pires profiteurs n’appartiennent pas tous à la noblesse. Les privilèges des nobles doivent évidemment disparaître parce qu’ils n’ont plus de raison d’être aujourd’hui. Du moins en ont-ils eu, à l’origine. Le paysan, le villageois versaient une rente au seigneur afin que celui-ci les défendît par l’épée. Il devait pour cela entretenir des hommes d’armes. Il était donc juste que ceux qui jouissaient de cette protection participassent à ses frais. De plus, se battant pour eux, le seigneur risquait sa vie. Il avait bien droit à une récompense : par exemple, l’exclusivité de la chasse, de la pêche, etc. Les privilèges de roturiers comme M. de Reilhac en personne, comme mon bon frère Louis, voulez-vous me dire ce qui les a fondés ? ».
M. Dupré ne pouvant répondre, il poursuivit : « Rien, jamais. Rien sinon l’argent. Parce qu’Antoine Auber, dit de Reilhac, parce que Louis Naurissane ont pu acheter les terres d’un noble, les voilà substitués dans des droits seigneuriaux. Ni eux-mêmes ni leurs ancêtres ne les ont mérités, ces droits, par un service rendu aux roturiers, leurs semblales.
— Oh ! les redevances perçues pour M. de Reilhac sur le hameau sont infimes ! Pour ma part, qui est de loin la plus forte, je ne paie même pas un setier de seigle par an ; exactement trois quartes, trois coupes et demie. C’est vous dire !
— Mais la seigneurie de Brignac doit rapporter à Louis, en dîmes, cens, rentes directes et secondes, environ dix mille livres annuelles. Je ne parle pas du fruit des domaines, uniquement des impositions levées sur les habitants des paroisses. Dix mille livres : ce que vous gagniez en sept ou huit ans de labeur, j’imagine, quand vous teniez votre commerce.
— À peu près, dit le vieil homme.
— De plus, ces terres continuent à jouir d’exemption d’impôts royaux. Louis perçoit sur ses tenanciers
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