Le calice des esprits
compagnie et, quelques instants
plus tard, nous partîmes tous les quatre.
C'était étrange de quitter le
domaine royal, de traverser le pont et de pénétrer dans la cité. Isabelle et
moi, emmitouflées dans nos mantes, montions des palefrois. Casales et Rossaleti
avançaient à nos côtés. Nous chevauchions au milieu d'un cercle d'archers
génois à cheval, portant une livrée rouge et verte et coiffés de casques
d'acier. Les lourdes arbalètes dont ils étaient armés étaient sanglées dans
leur dos ou pendaient à leur selle. Dans leur splendide tabar, hérauts et
trompettes, chargés de leurs instruments resplendissants et des bannières bleu
et or de la maison royale, nous précédaient pour écarter la foule. Les odeurs
et les bruits de la ville m'accueillirent comme une brise réconfortante et me
remémorèrent tous les souvenirs des années de ma jeunesse près d'oncle
Réginald. J'essayai de ne pas réfléchir, tout en murmurant le Requiem pour lui
et messire de Vitry. Je leur devais la vie, et ma lourde dette envers eux ne
serait jamais acquittée. En méditant sur le discours de Marigny pendant le
banquet, je compris à quel point oncle Réginald et Vitry avaient vu juste.
L'édit de Philippe avait frappé quiconque, chevalier ou valet, avait un lien
avec les templiers. Si mon oncle n'avait pas été si prudent et Vitry si
généreux, je serais maintenant dans un cachot du Châtelet ou, peut-être, une
dépouille dansant au bout de la corde d'un échafaud. Ces pensées me glacèrent.
Je me jurai à nouveau de jouer le rôle qui m'avait été assigné : feindre
dans le présent, être fidèle avec ferveur au passé et, s'il le fallait,
profiter des occasions que m'offrirait le futur pour faire justice et me
venger.
Ces idées me consolèrent, je
resserrai ma mante sur mes épaules, pris les rênes d'une main et, de l'autre,
agrippai le haut pommeau de la selle. Je contemplai la mer de visages :
femmes coiffées de voiles ou de guimpes, marchands au teint fleuri, minois
d'enfants à croquer que l'on soulevait pour qu'ils puissent admirer le cortège
royal, maigres visages pâles des moines encapuchonnés, yeux chassieux des
miséreux, tous rassemblés, bouche bée, pour voir entrer les grands de ce monde
dans la cité. Isabelle glissa quelques mots au sergent qui menait notre
escorte. Bien qu'il eût l'air surpris, l'homme cria un ordre et notre suite
quitta la rue principale pour gagner les ruelles bondées. Les maisons nous
cernaient, menaçantes, étages supérieurs inclinés à tel point les uns vers les
autres qu'ils cachaient le soleil. Nous passâmes devant des embrasures de
portes caverneuses qui abritaient leurs propres gardes muets : mendiants
aux yeux blancs, catins aux vêtements voyants, mères avec leurs enfants. Des
enseignes grinçaient d'une façon inquiétante et le tintamarre des petits
ateliers mourait au fur et à mesure que les artisans se précipitaient pour
contempler notre splendide procession. Nous ne fîmes halte qu'une fois pour laisser
passer un humble cortège funèbre précédé d'enfants balançant des encensoirs et
d'un religieux en habits râpés qui brandissait une croix. Les ordures et la
puanteur des venelles obligèrent Isabelle à utiliser un pomandre, mais ces
émanations, toutes nauséabondes qu'elles fussent, me rappelaient les jours
heureux où je servais de messagère à oncle Réginald dans Paris.
Nous débouchâmes sur une place où
parfumeurs et vendeurs de pommades tenaient leurs étals chargés de produits
odorants qui réussissaient un peu à masquer les effluves piquants des caniveaux
regorgeant de détritus et de débris. De l'autre côté de la place se dressait la
sombre église des Âmes du Purgatoire, surmontée d'un tympan à la sculpture
dramatique montrant le Christ délivrant les âmes des patriarches et des
prophètes. Casales et Rossaleti firent part de leur surprise, cependant
Isabelle déclara qu'elle voulait faire dire des messes pour l'âme de feu Hugh
Pourte. Nous entrâmes dans l'enclos autour du bâtiment. Casales avança qu'une
telle œuvre de charité n'était point nécessaire, mais la princesse appelait
déjà un page pour l'aider à mettre pied à terre. Escortées par deux Génois,
nous poussâmes la porte renforcée de clous de fer et nous avançâmes dans la
pénombre où scintillaient quelques cierges. Devant nous, une longue nef
spectrale remontait jusqu'au chœur surélevé. Le maître-autel était installé en
haut
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