Le calice des esprits
à grands pas dans ses appartements, accompagné de merciers, de
joailliers, d'orfèvres, d'épiciers, de bijoutiers, tous aussi pressés
d'apporter des présents et de protester de leur loyauté que de retenir
l'attention de la princesse avec des échantillons de leurs marchandises. Dans
mon arrogance j'avais toujours estimé que Baquelle n'était qu'une pompeuse
nullité, mais ce jovial négociant rondouillard, Messire Pigeon, ainsi
qu'Isabelle le surnommait en secret, avait du pouvoir en ville et contribuait à
lever pour la Couronne les prêts dont le souverain avait désespérément besoin.
Baquelle s'enfermait souvent avec le roi et le favori, ainsi qu'avec les
officiers de l'Échiquier dans la tour du Trésor. Je me demandais s'il
participait lui aussi aux préparatifs de guerre.
D'autres visiteurs — les
grands barons et leur escorte qui demandaient une audience avec le
roi — arrivèrent à la forteresse. Leur requête était connue de tous.
Ils voulaient qu'un parlement se tienne aussi vite que possible à Westminster
pour débattre de « certaines questions d'importance ». Édouard trouva
des prétextes pour se débarrasser d'eux. Marigny et ses deux familiers,
Plaisians et Nogaret, vinrent également présenter leurs civilités au souverain
et à sa nouvelle épouse. Édouard les rencontra dans la Tour Wakefield. Ils
partagèrent ensuite une coupe de vin avec Isabelle qui refusa ma présence,
prétextant que Marigny ne me voulait pas de bien. Cela m'étonna, mais ma
maîtresse n'en démordit pas. La réunion fut d'ailleurs brève. La princesse
annonça qu'elle ne se sentait pas bien et regagna sa chambre où, en parfaite
santé, elle tempêta en faisant les cent pas et en maudissant Marigny,
« l'œil » de son père.
— On a essayé de m'imposer un
médecin ! s'exclama-t-elle. Une des créatures de mon père. Il s'est montré
fort peu respectueux et voulait savoir...
Elle dut lutter pour reprendre sa
respiration.
— Si l'union avait été
consommée ?
— Pour l'amour du Ciel, non,
Mathilde ! Si je pouvais être grosse !
Elle rejeta la tête en arrière et
éclata de rire.
— Déjà ? cria-t-elle.
C'est un vrai moine pour en savoir si peu, et même si je l'étais, même si je le
suis, il serait le dernier à l'apprendre.
Elle se laissa choir sur un banc.
— Je lui ai dit que je ne
désirais pas prolonger la conversation, s'esclaffa-t-elle. Je me suis tenu le ventre
et ai prétendu être tout à fait malade. Je n'avais jamais vu Marigny avec un si
large sourire. Il a même eu l'impudence d'insister, derechef, pour que je sois
soignée par un médecin français.
Elle m'envoya un baiser.
— Je lui ai répondu que
c'était le cas. Par vous !
— Était-ce sage, Votre
Grâce ?
— Était-ce sage, Votre
Grâce ? reprit-elle en m'imitant. Oh ! la tête de Marigny !
Oh ! Mathilde, il fallait la voir : rouge de courroux ! Il m'a
demandé si vous étiez un autre cadeau que j'avais offert à mon mari.
Mes cheveux se hérissèrent sur ma
nuque ; je frissonnai de peur comme si une sombre présence m'avait frôlée
de ses ailes duveteuses.
— Qu'y a-t-il,
Mathilde ?
— Madame — j'employai
la formule dont j'usais toujours quand j'étais directe avec elle —,
voulez-vous répéter ce que vous venez de dire ? Doucement.
Elle s'exécuta et s'interrompit au
milieu.
— Bien sûr, chuchota-t-elle,
comment pourrait-il le savoir ?
Elle se leva avec lenteur.
— Comment Marigny aurait-il
appris que c'est moi qui ai conseillé à Édouard de donner mes cadeaux de noces
à Gaveston ? Il n'y avait personne d'autre cette nuit-là. J'ai parlé plus
tard à mon seigneur * et il a juré que le grand jeu était un sujet
absolument secret, alors qui, Mathilde ? Sandewic ? ajouta-t-elle
soudain. Il est resté derrière la porte un certain temps.
— Gaveston ?
rétorquai-je. Le roi en personne, malgré ses protestations ?
Je revis cette soirée. Nous
n'étions que tous les quatre et, jusqu'à présent, Isabelle avait continué à
soutenir, même devant Casales et Rossaleti, que c'était Édouard qui s'était
emparé de ses cadeaux pour les donner à Gaveston. Je me souvins de la joie
malicieuse du favori quand il taquinait Clauvelin. Le trépas de Pourte, Wenlock
s'écrasant sur le sol, les attaques que j'avais subies... Gaveston, voire le
roi, était-il derrière tout cela ? J'avais envie de m'asseoir et, comme un
érudit, de rassembler et trier tout ce
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