Le Chant de l'épée
où le
monde devait un jour sombrer, quand les dieux se battraient et que tout l’amour,
les rires et la lumière disparaîtraient.
— Trente années, dis-je à haute voix.
— Est-ce là ton âge ? demanda Pyrlig.
— C’est l’âge que dure un château si on
ne le répare. Notre monde s’écroule, mon père.
— Mon Dieu, que tu es sinistre ! s’amusa-t-il.
— Et je vois Alfred s’efforcer de ranger
notre monde. Des listes et du parchemin ! Il est comme un homme qui élève
des claies de bois devant la crue.
— Si on les élève bien, intervint Steapa,
on peut faire de la crue un fleuve.
— Et mieux vaut combattre la crue que s’y
noyer, observa Pyrlig.
— Regardez ! m’écriai-je en
désignant une tête de fauve sculptée dans la pierre d’un mur.
Je n’en avais jamais vu de telle, c’était un
énorme chat hirsute à la gueule ouverte au-dessus d’un bassin qu’il avait dû
autrefois remplir.
— Saurions-nous fabriquer cela ? poursuivis-je.
— Il y a des artisans qui le peuvent, dit
Pyrlig.
— Où sont-ils ? m’emportai-je.
Je songeai que toutes ces choses, ces pierres
sculptées, ces briques et ce marbre, avaient été fabriquées avant que la
religion de Pyrlig parvienne sur notre île. Était-ce la raison du déclin de
notre monde ? Les vrais dieux nous punissaient-ils parce que tant d’hommes
adoraient ce dieu cloué à sa croix ? Je ne m’en ouvris pas à Pyrlig. Un
chien s’arrêta de pisser le long d’un mur pour gronder. Un enfant pleurait dans
une maison. Nos pas résonnaient et la plupart de mes hommes se taisaient, redoutant
les fantômes qu’ils croyaient deviner dans ces vestiges d’un autre temps.
L’enfant pleura de nouveau, plus fort.
— Il doit y avoir une jeune mère
là-dedans, remarqua Rypere.
Rypere était un surnom qui signifiait « voleur ».
C’était un Angle maigre et rusé qui venait du Nord. Lui au moins ne songeait
pas aux spectres.
— Je m’en tiendrais aux chèvres si j’étais
toi, lui dit Clapa. Peu leur chaut que tu empestes.
Clapa, un Dane qui m’avait prêté serment et me
servait loyalement, était un grand et robuste garçon élevé à la ferme, fort
comme bœuf et toujours jovial. Rypere et lui étaient amis, et ils ne cessaient
de s’aiguillonner.
— Silence, dis-je avant que Rypere ait pu
répondre.
Nous approchions des murailles ouest. Là où
nous avions débarqué, la cité gravissait une grosse colline en terrasses
couronnée d’un palais. La colline descendait à présent, ce qui signifiait que
nous arrivions à la vallée de la Fleot. Derrière nous, le ciel pâlissait. Æthelred
penserait sûrement que j’avais échoué dans ma diversion juste avant l’aube. Je
craignais qu’à cause de cela il ne renonce à attaquer. Peut-être ramenait-il
déjà ses hommes sur l’île… Auquel cas nous serions seuls, encerclés et
condamnés.
— Dieu nous aide, murmura soudain Pyrlig.
Je levai la main pour arrêter mes hommes, car,
devant nous, sur la dernière portion de la ruelle menant à l’arche de pierre
appelée porte de Ludd, se trouvait une troupe d’hommes en armes. Leurs casques,
lames et lances luisaient dans les premiers rayons du soleil.
— Dieu nous aide, répéta Pyrlig en se
signant. Ils doivent bien être deux cents.
— Davantage, dis-je.
Ils étaient si nombreux qu’ils ne tenaient pas
tous dans la rue et que certains remplissaient les impasses adjacentes. Tous
faisaient face à la porte et je compris ce que faisait l’ennemi. La lumière se
fit en moi.
— Par là, ordonnai-je en désignant une
cour qui s’ouvrait sur notre gauche.
Je me rappelle qu’un
prêtre fort ingénieux vint un jour me voir pour m’interroger sur Alfred, car il
voulait écrire un livre sur lui. Il ne le fit jamais, car il mourut de fluxion
peu après sa visite, mais c’était un homme malin, plus enclin au pardon que la
plupart des prêtres. Je me souviens qu’il me demanda de lui décrire la joie de
la bataille.
— Les poètes de mon épouse te la diront, répondis-je.
— Ils n’ont jamais combattu, remarqua-t-il,
et ils se contentent de réciter les mêmes chants en changeant les noms des
héros.
— Est-ce vrai ?
— Bien sûr. Ne le ferais-tu pas aussi, seigneur ?
J’appréciais ce prêtre, je lui parlai donc. Je
lui répondis finalement que la joie de la bataille était le plaisir de duper l’adversaire.
De savoir ce qu’il fera à l’avance et d’avoir sa
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