Le loup des plaines
qui je n’aurais pas eu confiance.
Il raconta aux autres comment Khasar et Jelme avaient abattu
les guerriers tatars sortis du camp. Le sang échauffé par l’arkhi, les autres
répondirent par des histoires de leur cru, certaines narrées avec humour, d’autres,
sombres et mélancoliques, apportant une touche hivernale dans la chaleur de la
yourte. Peu à peu, ils partageaient leurs expériences. Dans son enfance, le
petit Batu ne s’était pas entraîné autant au tir à l’arc que les fils de
Yesugei, mais il était rapide comme l’éclair avec un couteau et affirmait qu’aucune
flèche ne pouvait le toucher s’il voyait l’archer la tirer. Jelme était l’égal
de son père à l’arc et au sabre, et si froidement compétent que Temüdjin en
faisait souvent son second. Le khan était reconnaissant aux esprits pour tous
ceux qui avaient rejoint sa famille.
Il lui arrivait encore de rêver qu’il était de retour dans
la fosse puante et attendait son exécution. Parfois, son corps était indemne, parfois
à vif et saignant. C’était dans son trou que lui était venue l’idée étrange qui
brûlait encore en lui. Il n’y avait qu’une seule tribu dans la steppe. Loups, Olkhunuts
ou vagabonds sans tribu, ils parlaient tous la même langue et étaient unis par
le sang. Il savait cependant qu’il serait plus facile de passer une corde
autour du brouillard que de rassembler les tribus après mille ans de guerre. Il
avait commencé à le faire mais ce n’était justement qu’un début.
— Que ferons-nous une fois que nous aurons fini de
compter nos nouveaux chevaux ? lui demanda Kachium, le tirant de ses
pensées.
Les autres cessèrent de manger pour entendre la réponse.
— Je crois que Jelme pourrait commander la prochaine
razzia, dit Temüdjin.
Le fils d’Arslan leva les yeux de son bol, la bouche grande
ouverte.
— Ne risque pas la vie de mes hommes, continua le jeune
khan, mais si tu repères un petit groupe de Tatars, écrase-le en souvenir de
mon père. Ils n’appartiennent pas à notre peuple. Ils ne sont pas des Mongols
comme nous. Que les Tatars nous craignent !
— Tu as quelque chose d’autre en tête ? demanda
Kachium, qui connaissait son frère.
— Il est temps pour moi de retourner chez les Olkhunuts
réclamer ma femme. Il te faut aussi une bonne épouse. Khasar prétend qu’il lui
en faut une mauvaise. Nous avons tous besoin d’enfants pour perpétuer la lignée.
Les Olkhunuts ne nous rejetteront plus à présent, quand nous nous présenterons
chez eux.
Temüdjin se tourna vers Jelme, le fixa de ses yeux jaunes
dont le jeune homme ne put longtemps soutenir l’intensité.
— Je ramènerai d’autres hommes maintenant que je sais
où les chercher. Pendant mon absence, tu auras pour tâche de harceler les
Tatars et de leur faire redouter le printemps.
Jelme et Temüdjin tendirent les bras et chacun d’eux pressa
les avant-bras de l’autre pour sceller leur accord.
— Je les plongerai dans la terreur, promit le fils d’Arslan.
Temüdjin oscillait devant la yourte qu’Arslan s’était
choisie et écoutait, amusé que le forgeron ait finalement trouvé une femme. Le
jeune khan n’avait jamais connu homme plus tendu. Au demeurant, il ne
connaissait personne qu’il souhaitait davantage avoir près de lui au combat, excepté
son père. Peut-être parce que Arslan était de la génération de Yesugei, Temüdjin
découvrait qu’il pouvait le respecter sans se hérisser, sans chercher à faire
ses preuves dans chacun de ses mots ou de ses gestes.
Il hésita avant de déranger l’homme dans son accouplement
mais, maintenant que sa décision était prise, il avait l’intention de partir
pour le sud dès le matin et il voulait être sûr qu’Arslan l’accompagnerait.
Ce n’était pas une mince demande à lui faire. Tout le monde
pouvait voir que le forgeron s’inquiétait pour son fils chaque fois que les
flèches volaient. En le contraignant à laisser Jelme seul dans la froidure du
Nord, il mettrait sa loyauté à l’épreuve mais Temüdjin ne pensait pas qu’il lui
ferait défaut. Sa parole était d’acier, après tout.
Le jeune khan tendit une main vers la portière en feutre, arrêta
son geste. Que le forgeron ait son moment de plaisir et de paix. Au matin, ils
reprendraient le chemin du Sud. Temüdjin sentit une bile amère remuer en lui à
la pensée des plaines de son enfance. La terre se souvenait.
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Temüdjin et Arslan
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