Les Bandits
latin ou de Montmartre,
une scène constituée au gré de la sociabilité fluide de la rue, du logement, des
manifs ou des fêtes, par le style de vie propre à une sorte de bohème [206] , par la
rhétorique partagée d’une sous-culture dissidente qui se considérait comme
révolutionnaire, et par l’attirance sexuelle réciproque – probablement le
facteur qui, à lui seul, a joué le plus dans la constitution de ce groupe
particulier. Alors qu’elles jouaient un rôle marginal ou perturbateur dans les
bandes traditionnelles, les femmes étaient dans ce cas le principal ciment (hétérosexuel
ou homosexuel) du groupe. Mis à part le souvenir de la famille bourgeoise, le
seul modèle authentique de communauté, certes à petite échelle, était celui la « commune »
et des petits groupes compacts d’activistes révolutionnaires, dont beaucoup s’étaient
développés en marge des mobilisations étudiantes, par scission plus que par
association. La phraséologie politique de l’ALS provenait essentiellement de
ces groupes-là.
Encore une fois, les rebelles primitifs traditionnels
étaient unis par un ensemble de valeurs héritées et de croyances communes au
sujet de la société, si profondes qu’elles n’avaient pas besoin d’être
explicitées, à supposer qu’elles pouvaient l’être. Il n’y avait qu’à les
réaliser en pratique. Mais, si l’on excepte le vocabulaire de la Déclaration d’indépendance,
qui résonne encore dans les manifestes de l’ALS, ces néoprimitifs ne
disposaient pas d’un tel réservoir doctrinal. Il leur fallait traduire leur
expérience personnelle de l’aliénation en idéologie formalisée, ou plutôt en
rhétorique, faite d’une sélection confuse de phrases tirées du lexique
révolutionnaire de la « nouvelle gauche », de l’orientalisme
californien, et d’un babillage psychologisant. Ce qui prit la forme d’exercices
oratoires programmatiques, rarement réalisés en pratique si ce n’est pour
formuler quelques revendications négatives – l’abolition des prisons, l’abolition
du « système d’exploitation par le loyer » dans les maisons et les
appartements – ainsi qu’un appel en faveur d’un système « qui ne forcera
pas les gens à s’engager ou à rester dans des relations personnelles dont ils
ne veulent pas [207] ».
C’était là un cri lancé par des individus désemparés contre une société cruelle
et atomisée, mais il leur permettait seulement de justifier des actes de
violence symboliques, d’affirmer leur existence en tant qu’individus que leur
reflet dans le miroir déformant des médias rendait dignes d’intérêt, et de
légitimer le style de vie d’un petit groupe illégal qui leur tenait lieu de
communauté et de société. Les membres « renaissaient » à travers le
groupe en se choisissant un nouveau nom, ce qui donnait lieu à toute une
symbolique privée.
L’illégalité comme choix personnel et libre, les actes
illégaux abstraits de la réalité politique et sociale : voilà donc ce qui
distingue le banditisme social traditionnel de ces imitateurs ou de ces
équivalents tardifs. La plupart des individus dont il est question dans ce
livre n’ont pas
choisi
de se
mettre hors la loi (sauf lorsque le banditisme constituait un moyen de gagner
sa vie, comme vocation professionnelle). Ils se sont retrouvés dans cette
condition à la suite d’agissements que ni eux ni la société à laquelle ils
appartenaient ne considéraient comme criminels, et le reste s’est ensuivi. Tout
ce que l’on peut en dire, c’est que les jeunes durs peu enclins à accepter l’injustice
ou à se plier à une offense avaient de fortes chances de finir dans cette
ornière. C’est là un trait que partagent les bandits sociaux de la tradition et
les prisonniers noirs américains, qui comptaient certainement parmi les sources
d’inspiration et les modèles des groupes tels que l’ALS, bien que la société
qui marque au sceau de la prison et de l’expérience carcérale une large
fraction de son sous-prolétariat noir ait très peu à voir avec celles qui
produisaient une petite frange de
cangaçeiros
ou de
haïdoucs
. Néanmoins, même
si l’ALS et, sans doute, d’autres groupes semblables et politiquement plus
sérieux ont pu attirer quelques individus de la sorte – voire, dans leur quête
de racines populaires et de légitimité idéologique, redoubler d’efforts en vue
d’inclure de façon purement
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