Les noces de fer
l’écurie en plein vent au centre de laquelle l’abreuvoir n’était autre qu’un sarcophage robé dans quelque cimetière à l’entour de la cité.
— Ils se sont tout permis, commenta Benoît Sirvin.
Ceints de grosses pierres noires, des feux se consumaient en fumassant un peu.
— Partis depuis peu, grommela le mire. Dois-je te dire que je m’en doutais ?
— À voir les traces des sabots, ils sont allés vers le Levant.
— Vers les Allemagnes. Cela ne te trouble point ?
— Non.
Ils empruntèrent une voie qui passait devant le château de l’évêque. Deux clercs en sortaient. L’un était Pierre de La Garnière, l’ancien compère de frère Isambert. Ogier ne connaissait point l’autre bien qu’il l’eût entrevu lors de la fête d’armes des Pâques dernières, parfois auprès des Teutoniques. C’était un homme long et maigre à la face glabre et cireuse. Des yeux gris – le regard d’un prêtre sans pitié envers autrui comme envers lui-même –, la bouche mince et le menton saillant.
— C’est un des leurs, murmura Benoît Sirvin. Pourquoi est-il resté quand les autres sont partis ? Pour faire ses adieux à La Garnière dont on dit qu’il aime mieux le bon vin des auberges que celui de la messe ?
Sitôt à la hauteur des deux hommes, le mire s’inclina vers le moine étranger qu’il interpella dans sa langue :
— Wo denn sind die Ritter ?
L’ébahissement passé, le clerc, les yeux dans les yeux, répondit :
— Ich weiss es nicht.
— Il ment, confia le vieillard à Ogier.
— Sind sie im schloss ?
— Wahrscheinlich.
Cette fois, le mire s’adressa à Pierre de La Garnière :
— Cet homme ment !
Le clerc eut un geste évasif, cependant que son voisin souriait :
— Jetzt sind sie sicher schon weit.
Et d’ajouter d’une façon qu’Ogier, qui n’avait rien compris, trouva fort insolente :
— Gott wird uns helfen [111] !
Benoît Sirvin cracha en direction du personnage et lui montra son poing avant de décider :
— Viens, Argouges.
Dès lors il chemina silencieusement. Parvenu devant sa maison, il commenta, sans descendre de Plantamor :
— Toute cette engeance teutonique est composée de malandrins. Il est bon que tu le saches.
— Je l’avais deviné, dit Ogier.
Il mit pied à terre et ajouta :
— Dès le moment où je les ai vus, au printemps, j’ai ressenti pour eux de la défiance… et de l’aversion.
— Tant que tu n’auras pas atteint Gratot et, plus tard, les lieux où je t’envoie, tu devras t’en méfier. Leur âme est aussi noire que la croix de leurs cottes d’armes.
— Je me le suis dit aussi.
— Souviens-t’en. Ils ont entre les mains les attributs d’un pouvoir inflexible : la force, la mauvaiseté, la fallace [112] , la bienveillance du Pape. Se recommandant du Christ et de ses enseignements, ils sont ses plus insidieux ennemis. Ils t’abominent déjà puisqu’ils t’ont vu en ma compagnie. En vérité, le mot haine n’est point trop outré pour désigner le sentiment aigu comme un estoc, violent comme un taillant de lame, dont tu t’es senti pénétré lorsque cet homme aux yeux de brume t’a de son regard mis en pièces.
— C’est vrai que son examen m’a destourbé [113] .
— Pour les Teutoniques, l’exercice de la méchanceté n’est qu’un jeu des plus amers – comme le sang de ce Christ devant lequel ils se prosternent, le cul en l’air, au point que l’on dirait des Mahoms.
Benoît Sirvin eut un soupir d’ennui – peut-être de fatigue.
— Que de leçons t’aurais-je données !
Ogier acquiesça. Le mire, sans doute, connaissait les hôtes de Mgr Fort d’Aux de fond en comble. Jadis, en Terre Sainte, leurs prédécesseurs n’avaient cessé de porter ombrage aux Templiers. Même s’il n’avait pas subi les effets de cette concurrence, il en avait ouï parler. Désormais, il voyait tout avec la sérénité des vieilles personnes qui savent que leur temps est compté. Rien ne pourrait plus contaminer l’espèce de pureté d’un cœur qui avait tout éprouvé, hormis les sentiments nés de l’amour entre un homme et une femme. Ogier sut à l’avance que dans le souvenir même de cet homme il puiserait de loin en loin, outre une confiance extrême en son destin et le soutien constant de ses propres certitudes, une assurance supplémentaire dans ses propos, une plus solide manœuvre de ses mouvements d’homme de paix ou de
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