Liquidez Paris !
dans les premiers barbelés ; ces malheureux pensent que nous allons les liquider et grelottent de peur. Toujours cette maudite propagande mensonge ! Ce sont quelques journalistes qu’il faudrait fusiller ! Toute la journée s’écoule sous un feu roulant. C’est le « Warspite » qui bombarde Caen et l’on dirait des locomotives express lancées dans les airs.
– J’espère bien qu’on ne va pas par là, dit Porta en montrant la direction de Caen. Vous vous rappelez le jour, à Kiev, où on sautait de chiottes en chiottes avec Ivan sur nos talons ! Je ne peux plus souffrir les villes.
– Mais non, rétorque Petit-Frère. A Rome on s’est bien amusé. Dire que j’ai pas été nommé cardinal !
Une mitrailleuse ennemie aboie ; une-volée de balles traçantes s’abat sur la position et le casque de Barcelona, fauché net, tombe au fond de la tranchée.
– Assassins ! Salopards ! Venez donc si vous l’osez, tas de merdeux d’Ecossais !
On étend des imperméables sur le fond boueux ; quelques sacs de pain en guise de table et le Vieux mêle les cartes. Du coup, on oublie tout ; les petits yeux porcins de Porta luisent, roublards, sous ses sourcils ; il rabat son haut-de-forme jaune en avant sur son front, ce vieux haut-de-forme cabossé et percé de trois trous dont l’un date de la Roumanie. Heide, toujours méfiant, cache ses cartes de son autre main car les yeux de Porta sont de véritables rayons X. On voit à l’expression de Gregor qu’il est sur le point d’annoncer vingt et un ; quant à Petit-Frère, il étale ses pieds nus sur un étui de masque à gaz et les remue avec délices. Ils puent ; depuis combien de temps n’ont-ils connu ni eau ni savon ? Le géant laborieusement compte sur ses doigts : vingt et un ou dix-sept ?
– As-tu quatorze ? ricane Porta qui a suivi d’un œil perçant le mouvement des doigts.
– Hombre ! dit Barcelona qui ne peut ouvrir la bouche sans parler espagnol.
Sa poche droite se gonfle d’une orange desséchée (une mascotte) et il rêve toujours d’oranges à Valence, c’est devenu une idée fixe. Pendant ce temps, le légionnaire ramasse tout et l’estafilade qui marque son visage devient violette. C’est bien rare qu’on le voie rire, ce soldat à vie.
Furieux, le Vieux jette ses cartes et une giclée de tabac file dans la tranchée. Le Vieux, le feldwebel Willie Beier, menuisier berlinois, ressemble au « Kat » d’Erich Remarque. C’est le Vieux qui nous a appris à reconnaître les grenades au son, tout comme le faisait « Kat » pour sa section ; il enseignait comment se mettre à l’abri derrière une taupinière, montrait comment se terrer dans un champ plat sans lever les épaules. S’il n’y avait pas eu des gens comme le Vieux (ou comme « Kat ») Dieu sait ce qu’auraient été les pertes ! Des types de ce genre valent bien des généraux. Là où un feldmarschall aurait filé depuis longtemps avec tout l’état-major, le Vieux serrait un peu plus fort les dents sur sa pipe et en dix minutes la section était libérée.
Il apprenait même bien des choses aux officiers frais émoulus de l’école de guerre de Potsdam et qui arrivaient au front sans la moindre expérience du feu. Jamais nous n’oublierons le S. S. Obersturmführer qu’on avait envoyé chez nous en punition. Il ne lui fallut qu’une demi-heure pour perdre toute une compagnie qu’Ivan avait encerclée en silence. L’Obersturmführer s’en était tiré mais il pouvait remercier le commandant Hinka pour n’être pas passé en conseil de guerre ; il devint ensuite un bon élève du Vieux. Et puis il y eut le toubib d’état-major qui affirmait que nous gagnerions la guerre parce que nous étions les meilleurs.
– Monsieur le docteur, dit le Vieux, ce ne sont pas toujours les meilleurs qui gagnent.
Il tirait sur sa pipe comme toujours lorsque quelque chose l’obsédait.
– Et les nouvelles armes, à ton avis quand les aurons-nous ?
Le Vieux se gratta l’oreille :
– Des armes étonnantes, voilà longtemps qu’on les a.
– Il nous montra du doigt. – Tenez, regardez l’Obergefreiter Porta avec son cou de cigogne et ses genoux cagneux, Petit-Frère tout en muscles et un cerveau miniature, Sven avec ses yeux abîmés, Barcelona et ses pieds plats, Gregor qui n’a plus que la moitié d’un nez, et notre chef, le commandant Hinka, qui est manchot. Ce sont ces soldats-là qui empêchent l’ennemi d’entrer
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