L'ultime prophétie
elle
avait l'impression de se heurter chaque fois contre un mur.
— Et voici la Dame Filandière, reprit Fetzza en s'adressant à Tess. Tu veux savoir qui m'a attirée ? Personne ! J'ai vu la vérité. Je ne suis pas
assez stupide pour me rallier et rallier mon fils à des faibles et à des
esclaves. Et je ne m'inclinerai certainement pas devant la bâtarde d'une
prostituée.
— Je n'ai pas peur de tes mensonges, dit Tess en croisant
son regard sans broncher.
— Crains alors la vérité !
Des souvenirs amers submergèrent alors la jeune femme, tels
des vagues déferlant dans une tempête. Elle voyait sa mère s'habiller pour la
soirée, enfilant une courte jupe de cuir et des chaussures à talons
ridiculement hauts. Se voyait assise dans leur appartement insalubre,
s'endormant malgré des odeurs nauséabondes et les cris de quelque rixe éclatant
dans les bas quartiers, jusqu'au retour de sa mère au petit matin, sentant la
sueur et les hommes. Puis le bruit de la douche, sa mère se frottant jusqu'au
sang comme pour effacer les souillures de son âme. Sa mère s'étendant sur le
petit lit qu'elles partageaient. Tess pleurant en silence afin qu'elle ne
s'aperçoive pas qu'elle était réveillée. Et enfin, sa mère qui promettait à des
dieux inconnus que bientôt, très bientôt, elle les sortirait toutes les deux de
cet endroit.
Tess se souvint clairement du jour où sa mère et elle
déménagèrent dans leur nouvelle maison toute propre. Du jour où elle l'accompagna
à l'école, signa les papiers et expliqua pourquoi Tess et elle n'avaient pas le
même nom de famille en montrant son acte de naissance afin de prouver qu'elle
était bien la mère de la fillette. Ce soir-là, Tess lui avait demandé pourquoi
elle s'appelait Birdsong et sa mère Palmer. Elle était née au début du
printemps et sa mère avait entendu les chants des oiseaux sur le chemin de
l'hôpital. Tess n'avait appris que des années plus tard que sa mère n'avait
jamais su lequel de ses clients était le père de sa fille.
Au cours de ces derniers mois, Tess n'avait pas eu le
moindre souvenir de son père et elle savait désormais pourquoi. Elle n'en avait
jamais eu.
Fetzza ne lui envoyait plus de souvenirs. Ce n'était plus
nécessaire car ils revenaient spontanément à présent. Sa mère avait travaillé
comme réceptionniste après avoir quitté le trottoir. Elles avaient vécu
modestement mais sa mère avait tout fait pour garder la maison et continuer
d'envoyer Tess dans une école — où tous semblaient la mépriser parce qu'elle
venait du mauvais côté de la ville. Ce mépris avait rendu Tess plus forte et
elle s'était jetée à corps perdu dans l'étude, avec un acharnement que ses
professeurs eux-mêmes jugeaient impressionnant. Elle avait résolu de les
dépasser tous et de prouver au monde sa valeur.
Tout avait changé un jour froid d'automne. Sa seule amie,
Gail, s'était déshabillée pour se doucher après le cours de gymnastique. Tess
avait vu des brûlures de cigarette sur son ventre et les avait identifiées
aussitôt. Sa mère était revenue plus d'une fois à la maison avec des bleus et
des brûlures et la petite Tess l'avait aidée à les soigner. Elle n'avait pas
reculé un instant alors et elle fit de même cette fois.
Elle avait assailli Gail de questions toute la soirée, alors
qu'elles étaient allongées dans l'herbe, sur une colline à l'extérieur de la
ville, regardant le ciel rougir peu à peu. Elle avait emmené Gail chez elle. Le
lendemain, sa mère et elle avaient accompagné l'infortunée au commissariat et
cette dernière avait raconté les atrocités qu'elle subissait dans son foyer.
Pendant que Gail se confiait à une jeune femme policier, la
mère de Tess proposait à celle-ci d'aller déjeuner de l'autre côté de la rue.
Manger au restaurant était exceptionnel et Tess appréciait ces rares occasions,
qu'elles ne pouvaient se permettre qu'une fois par mois.
Elle n'y avait pas déjeuné.
Elle n'avait plus jamais déjeuné là.
Elles n'avaient jamais atteint l'autre côté de la rue. Le
camion était sorti de nulle part. Un crissement de pneus, un Klaxon et un bruit
de chute sourd, et Tess se retrouva devant le corps inanimé de sa mère. Elle
fut bientôt à genoux à ses côtés, cherchant à soigner des blessures incurables.
Elle ne put que tenir la main de sa mère alors que celle-ci
s'éteignait, des larmes coulant sur son visage ensanglanté, un visage enfin
Weitere Kostenlose Bücher