Même pas juif
se
font tirer dessus, ils doivent monter à cheval à l’envers et
nettoyer les trottoirs avec leur barbe. Mais moi, j’ai pas de
barbe. Je crois aussi que j’aimerais bien être peint en jaune.
Il s’est tourné vers moi, sans me voir cependant.
— Tu veux du saucisson ? J’ai du saucisson.
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Longtemps, il n’a pas répondu. Finalement, il a hoché la
tête.
Je suis allé chercher le saucisson. Quand je suis revenu,
l’homme avait disparu.
À cette époque, Youri a soumis nos sorties en ville à des
instructions strictes. Il fallait que je marche comme si j’avais un
but précis. Que je regarde droit devant moi. Interdiction de rire,
de crier, de danser ou quoi que ce soit qui risque d’attirer
l’attention sur moi.
— Sois invisible, m’a recommandé Youri.
— Comme un ange ?
Il n’a pas relevé. Il a dit que je devais avoir l’air de ne rien
cacher, avoir l’air d’être à ma place ici.
— Et surtout, a-t-il ajouté en enfonçant son index dans ma
poitrine, n’aie pas l’air coupable.
— C’est quoi, coupable ?
— Faire quelque chose que tu n’es pas censé faire.
— Facile ! Je ne suis jamais coupable.
Pour moi, tous les actes étaient justifiés. Oublié, le vol du
gâteau d’anniversaire de Janina.
— Super. Rappelle-toi seulement de ne pas en avoir l’air.
J’ai déniché un éclat de miroir. Me suis examiné dedans. Me
suis entraîné à ne pas avoir l’air coupable. Ai marché de long en
large dans l’écurie en ayant l’air d’avoir un but, l’air de ne rien
avoir à cacher. Quand nous sommes partis au centre, au milieu
de la foule, j’ai lancé à Youri : « Regarde ! » J’ai traversé la rue
tout seul. Tête haute. Regard fixé sur l’horizon. J’avais le
meilleur air pas coupable de tous les temps, le meilleur air de
qui sait où il va. Une automobile m’a heurté.
Ça a été un tout petit choc. Les freins ont crissé, la voiture a
pilé et m’a touché juste assez pour me renverser. Le chauffeur a
hurlé, les badauds ont observé la scène, et puis, très vite, Youri
m’a tiré par le col de mon manteau tout en me bottant les fesses,
déclenchant les rires des gens.
Youri, lui, ne rigolait pas. Il m’a entraîné loin des regards,
dans une sente, et m’a jeté par terre comme un sac de charbon.
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— Je t’avais prévenu de ne pas attirer l’attention, espèce de
petit crétin ! a-t-il sifflé. Imbécile !
J’ai levé les yeux sur lui. J’ai acquiescé. J’étais redevenu un
imbécile.
Je ne l’avais jamais vu aussi en colère. Ses cheveux roux
flamboyaient, sauf que, là, ce n’était pas parce qu’il riait. Il m’a
assené un coup de poing sur le front. L’arrière de ma tête est allé
cogner le mur.
— Un jour, tu vas m’obliger à te tuer pour sauver ta peau. (Il
a levé les bras au ciel.) Tu veux faire les choses à ta façon ? Tu
veux te débrouiller seul ? Ne pas m’écouter ? Eh bien, vas-y !
Me donnant un coup de pied, il est parti à grands pas. Le
temps qu’il rejoigne la rue, je l’avais rattrapé.
J’étais persuadé alors que je ne désobéirais plus jamais à
Youri. C’était compter sans les beaux chevaux.
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13
La première fois que je l’ai vu, c’est quand Youri m’a fait
découvrir l’orphelinat. Il se trouvait dans un parc, pas très loin
de la maison. J’en suis resté stupéfait : des chevaux qui
tournaient en rond. J’ai d’abord cru qu’ils étaient réels. Me suis
rendu compte qu’ils ne l’étaient pas. Ils étaient de bois peint et
tournoyaient encore et encore au son d’une musique
entraînante. Je me suis précipité vers eux. Suis resté planté là,
ébahi. C’étaient les plus beaux animaux du monde – des
rouges, des bleus, des de toutes les couleurs – drapés d’or et de
fleurs, la tête haute, les sabots levés comme s’ils dansaient au
rythme de la musique. J’ai à peine remarqué les enfants qui
étaient perchés dessus.
— Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé à Youri.
— Un carrousel.
Les bêtes virevoltaient, virevoltaient. Quand un des
splendides chevaux passait devant moi, ses grands yeux noirs
semblaient se poser droit sur moi. Ils avaient un port de tête si
fier que j’ai compris à quel point les vrais chevaux qui se
traînaient de par les rues étaient minables. Certains enfants
sautillaient et poussaient des cris en prétendant galoper.
D’autres paraissaient pensifs. L’un
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