Le Dernier mot d'un roi
que ce n’est pas la chasse, aujourd’hui, qui l’attire, mais les préliminaires : le moment où, de grand matin, droit sur la selle, on maintient le cheval immobile devant le ciel transparent, presque blanc, qui précède le lever du soleil : « Ce ciel blanc, je ne le verrai plus. L’aurore, c’est fini pour moi. » Il ressent une injustice atroce, une détresse infinie et retrouve, aussitôt, la fin de la journée, le cheval harassé, couvert d’écume, et le soleil rouge qui descend derrière les arbres entre les branches : « Fini, cela aussi ! Mais de quoi te plains-tu ? Cela fait un an déjà que tu ne chasses plus. » Il n’a pas l’habitude de se plaindre. Aussi, pour une fois, se promet-il d’aller jusqu’au bout : « Après tout, j’en ai le droit puisque je vais mourir et que personne ne m’entend. » Il revoit son arrivée au château, à la tombée de la nuit. Le feu, ami des chasseurs, pétille dans la cheminée. Louis s’enfonce dans un fauteuil tandis qu’on le débotte. Il tend les pieds vers la flamme entre deux chiens pressés contre ses jambes et dont le poil dégage une odeur forte.
Il soupire tout haut.
Sauveterre se lève aussitôt, s’approche dans le noir.
— Sire, murmure-t-il.
— Ah, tu es là ?
— Oui, Sire.
— Tu n’as pas dormi ?
— Non, Sire.
— Pourquoi ?
— Devant vous, je ne peux. Et puis, je n’en ai pas envie.
— À quoi penses-tu quand tu ne dors pas ?
— À vous, Sire.
— Je n’ai besoin de rien. Tu peux te recoucher.
— Oui, Sire.
Sauveterre se recouche sans bruit. Louis se mord les lèvres pour distraire une douleur fulgurante qui vrille sa tête. Il attend qu’elle passe, car il voudrait profiter de la surprise et du soulagement étrange qu’il éprouve. La nouvelle arrive à l’instant : il ne craint plus de mourir. Peut-être est-ce à cause de Sauveterre qui veille et dont le silence apporte le message. Louis aimerait s’agenouiller à nouveau devant François de Paule et lui dire qu’il accepte de s’abandonner à Dieu.
14
Sur l’oreiller qui retient son visage et le cerne comme un objet, Louis XI garde les yeux entrouverts ainsi que les lèvres en murmure sur une prière. Autour de son lit, tout le monde l’écoute avec déférence. Personne n’entend ce qu’il dit, mais chacun se rassure en pensant qu’il a sa connaissance. « C’est un bienfait de Dieu s’il nous quitte en grande santé de sens », estime Commynes, soulagé à l’idée que le roi, lucide et maître de lui, demeure fidèle à son image jusqu’à la mort.
Ce matin, Louis a demandé les saints sacrements et s’est confessé sans excès d’humilité, avec courage et ferveur. On l’a revêtu du grand manteau royal, bleu et semé de fleurs de lys. De loin, on le prendrait dans la blancheur des draps pour un insecte fabuleux, un papillon de nuit. De près, on est saisi par la misère de sa figure dont les arêtes s’allongent sous la peau froissée et menacent de la déchirer. Cela fait un mois qu’il ne dort plus, assailli par une foule de pensées et de mots que ses lèvres n’ont plus la force de prononcer et qui tournent dans son esprit comme en prison. L’insomnie a vidé son corps de toute chair et de toute énergie, à la manière de ces fruits rongés par un animal et dont ne reste que l’enveloppe craquelée.
La semaine dernière, il a commandé à Pierre de Beaujeu d’aller à Amboise chercher le roi, son fils. Il a bien dit : « Le roi, mon fils », quatre mots qui sont un événement. Pour la première fois, il léguait à Charles le titre royal. Le dauphin est arrivé au Plessis en fin d’après-midi. Louis l’a reçu dans la galerie, sans protection ni témoins. Il n’aurait jamais dû quitter son lit, a perdu l’équilibre au moment de s’asseoir et s’est effondré dans le fauteuil. Il a tout de même réussi à redresser le buste en s’aidant du dossier comme d’une béquille et a pu articuler dans un souffle des fragments de phrases. Heureusement, loin de démonter Charles, cette défaillance paternelle l’a ragaillardi. Il a fait front sans ciller ni baisser les yeux. Entre son regard puéril et celui du vieillard, la lumière est passée. Charles a complété d’instinct les mots inaudibles et Louis, le cœur battant, a reçu cette prouesse comme un miracle
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