Le glaive de l'archange
arriver.
Yusuf prit son maître par la main.
Judith ne dit rien pendant près d’une minute. Puis, se tournant vers son mari, elle lui frappa à plusieurs reprises la poitrine à coups de poing.
— C’est vous qui l’avez emmenée là-bas ! cria-t-elle. Vous l’avez conduite à la mort !
Isaac prit Yusuf par l’épaule et le poussa derrière lui. Il ne fit aucun autre mouvement. La pluie de coups s’affaiblit pour cesser enfin. Judith en avait le souffle coupé.
— Je vous avais dit de vous tenir à l’écart des religieuses ! Et maintenant regardez où l’on en est ! Ma Raquel ! Ma belle Raquel !
Elle éclata en sanglots pour finir par pousser un profond soupir.
— Elle aurait pu épouser un homme aisé et être très heureuse, et vous l’avez emmenée là-bas, dit-elle d’une voix curieusement détachée avant de sangloter à nouveau.
Isaac attendit patiemment jusqu’à ce qu’elle se fût un peu calmée.
— Vous ne pouvez me blâmer plus que je ne le fais moi-même, Judith. Mais sa mort n’a rien de certain, pas même de probable.
— Quand ils en auront fini avec elle, elle sera comme morte, dit Judith avec amertume. Comment pourra-t-elle revenir ici vu sa honte et sa disgrâce ?
Sans répliquer, Isaac passa à côté de sa femme et traversa la cour. Yusuf regarda son maître disparaître dans son cabinet, puis il vit sa maîtresse s’effondrer sur l’épaule de Naomi. Il courut après Isaac et frappa doucement à sa porte.
— Seigneur, c’est moi. Yusuf.
— Entre, fit Isaac d’un ton las.
Il se tenait au milieu de la pièce, les bras ballants, la tête légèrement inclinée comme quelqu’un qui écoute ou comme un animal blessé qui guette ses poursuivants.
— Apporte-moi de l’eau pour me laver et de l’eau pour boire, dit-il enfin avant de s’asseoir lourdement. Ensuite laisse-moi. Si j’ai besoin de toi, je t’appellerai. Tu pourras aller te coucher quand tu auras mangé.
— Dois-je vous apporter à souper, seigneur ?
Isaac fit une grimace de dégoût.
— Je ne peux pas manger. Rien que de l’eau.
Avec beaucoup de détermination, Isaac parvint à ne se concentrer que sur ses tâches immédiates. Il se lava avec soin, passa une tunique propre et s’assit, le dos raide, la tête bien droite, les mains posées sur les genoux – le simulacre parfait d’un homme au repos. Seuls son souffle saccadé et ses muscles, tendus comme la corde d’un arc, trahissaient le trouble de son esprit.
Il était essentiel qu’il trouve une signification raisonnable aux événements disparates des jours derniers. Essentiel, quoique impossible. Des fragments de souvenirs, déformés par la fureur, se déversèrent dans sa tête jusqu’à en infecter son cœur. Il pouvait les éprouver, la peur de Raquel, la douleur de dame Isabel, l’odeur du mal qui rôdait autour de lui, des personnes dont il avait la charge et de ses protecteurs. Puis l’obscurité, sa vieille ennemie, informe, incontrôlée et incontrôlable, le visita à son tour. Il en avait le goût, épais, chaud et sec, à la bouche ; il la sentait, pareille à une couverture épaisse, qui enveloppait ses membres. Après l’avoir privé de la vue, les ténèbres lui interdisaient le mouvement et la raison.
Il ne pouvait même pas prier. Il n’avait aucune parole à offrir au Seigneur, rien que le balbutiement incohérent de cette rage qui le consumait. Il demeura donc ainsi, immobile, silencieux et désemparé.
Dans la cour, les bruits de la journée allaient en s’amenuisant. Judith avait mis un terme à ses pleurs ou les avait portés ailleurs. Les voix aiguës des jumeaux s’évanouissaient au loin. Seuls quelques bruits de pas trahissaient une présence humaine en dehors de la sienne propre. Feliz miaula d’un air pitoyable à la porte, puis il s’en alla. Judith l’appela à souper. Mais le monde extérieur à son cabinet était aussi loin que les royaumes aquatiques des fables. Des voix lui parvenaient en échos creux et distants, mais il ne pouvait se contraindre à répondre.
Puis il n’y eut plus rien. « Ce doit être la nuit, songea-t-il. Le monde est silencieux. »
Cette pensée née du chaos se cristallisa soudain dans son esprit. « C’est la nuit parce que le monde est silencieux, se répéta-t-il avec circonspection. Ou le monde est-il silencieux parce que moi, avec toute ma fierté et toute mon arrogance, j’ai été frappé de surdité autant que
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