Les Filles De Caleb
chaleur.
«C’est pas possible, Émilie. Je suis plus fatigué après une journée à travailler pour l’aqueduc qu’après toute une semaine dans les chantiers. Essaie pas, Ovila... Je sais que tu travailles dur, mais je sais surtout que c’est rassurant d’avoir quelque chose qui va durer un bout de temps. Je pense que tu as oublié combien c’était difficile dans les chantiers.
— Peut-être», disait Ovila en fermant les yeux pour bien sentir les mains de sa femme. «Pis dans les chantiers, personne me frottait le dos comme tu fais.»
La fin mai approchait quand Emilie reçut une lettre de sa mère la priant d’aller à Saint-Stanislas pour fêter le retour de son oncle Amédée Bordeleau, qui était rentré des Etats-Unis après y avoir vécu pendant treize ans. Elle en parla avec Ovila qui lui recommanda d’assister à la fête. Eva pourrait s’occuper des enfants. Émilie prépara donc tous ses effets, mais le matin de son départ, Rose se leva avec la petite vérole.
Émilie confia Marie-Ange à ses grands-parents afin de s’assurer qu’elle n’attrapperait pas le mal de sa sœur. Elle défit ses valises et s’arma de patience dès qu’elle eut écrit une courte lettre à sa mère, la priant d’excuser son absence. Elle lui promettait de se rendre à Saint-Stanislas dès qu’elle le pourrait.
Rose, empoisonnée par la maladie, recrachait son venin à doses si fortes qu’Émilie se demanda si elle aurait la patience d’attendre la disparition du dernier bouton. Pendant trois jours, elle s’affaira au chevet de sa fille à lui chanter des berceuses, à la couvrir de linges humides et frais, à l’empêcher de se gratter, à enduire chacune des pustules d’un onguent que le médecin lui avait fait préparer. Elle interdit à Éva et à Ovila d’entrer dans la maison. Ovila lui dit qu’elle était ridicule. Qu’il avait déjà eu la petite vérole et qu elle savait que cela ne pouvait attaquer deux fois. Émilie s’entêta à l’empêcher d’entrer. Si lui ne pouvait être atteint, il pouvait transporter la maladie au village.
Ses précautions furent vaines. Une vraie épidémie s’attaqua au village et aux rangs, frappant une maison sur deux. Le médecin passa voir Émilie à deux reprises, la rassurant sur le sort de sa fille tout en lui confiant qu’il n’avait jamais vu autant d’enfants alités. Il avait ajouté que cette petite vérole lui semblait assez sérieuse.
«Encore quelques boutons de plus que j'aurais pensé que ça pouvait être la variole. Mais on est chanceux.»
Rose réussit enfin à effacer ses boutons au grand soulagement d’Émilie, qui put prendre du repos et ouvrir sa porte à Ovila et à une Marie-Ange qui rouspétait d’avoir été éloignée de sa mère pendant trop de temps à son goût.
Emilie reprit son train-train quotidien, toujours plus lourde, toujours plus assommée par l’adhérence de la chaleur. Elle accueillit Henri Douville comme à chaque année, mais cette fois il vint seul. Antoinette, enceinte elle aussi, avait préféré rester à la maison. Henri, que les cernes d’Émilie inquiétèrent, refusa de dormir sous leur toit et s’empressa de poursuivre sa route vers Sainte-Thècle. Ovila essayait d’entrer le plus tôt possible pour prendre la relève de sa femme. Rose balbutiait encore sa mauvaise humeur qui, au grand désespoir d’Émilie, commençait à déteindre sur Marie-Ange. Ils avaient fêté les trois ans de leur aînée et s’étaient tristement avoué qu’elle n’était pas tellement plus délurée que Marie-Ange qui n’avait pas encore un an.
À la fin juillet, Émilie fut forcée de demander de l’aide à Éva. Le médecin lui avait fortement suggéré d’essayer de passer la majeure partie de ses journées au lit. Émilie avait pleuré de désespoir et de fatigue. Cette troisième grossesse lui pesait lourd. Ovila tentait bien de l’encourager et de la rassurer, mais il ne pouvait cacher ses propres craintes. Il lui trouvait le même air que celui qu’elle avait montré tout le temps de sa première grossesse. Il craignait un autre accouchement difficile. Il regrettait ce temps, si lointain déjà, où il gageait sur le nombre d’enfants qu’ils auraient. Emilie n’avait même plus la force de lui sourire pour lui montrer que tout allait bien. Elle était couchée toute la journée et entendait Eva qui s’entêtait à être une tante parfaite avec deux nièces maintenant
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